A quoi je le reconnaîs ? Ça court les rues les grands cons.
- Oui mais celui-là, c’est un gabarit exceptionnel. Si la connerie se mesurait, il servirait de mètre-étalon. Il s’rait à Sèvres.
Cet échange, certifié 100 % Michel Audiard (1920-1985), pour Françoise Rosay et Jean Gabin, reste l’une des répliques culte du Cave se rebiffe (1961). Réalisé par Gilles Grangier (1911-1996), le titre n’est pas inclus dans la mini-rétrospective que lui consacrent, en ce début d’année, les salles de répertoire. Quoi qu’il en soit : scénario charpenté, dialogues solides, interprétation à la parade, cette comédie policière reflète les caractéristiques des meilleurs films de son réalisateur.
Apprenti dans une tannerie, guide touristique, le parigot pur jus s'introduit dans le cinéma par la porte de la figuration. Sa curiosité, sa débrouillardise lui permettent de gravir les échelons de la profession. Régisseur, puis assistant, Grangier décroche sa première réalisation grâce à Noël-Noël (1897-1989) qui l’impose à la direction de Ademaï bandit d’honneur (1943). Dès la Libération il enchaîne entre deux et trois films par an : bluettes avec François Périer, films de chanteurs, confectionnés aux mesures de Luis Mariano ou Georges Guétary.
C’est par ailleurs l’abandon de Sérénade au bourreau, projet promis à Tino Rossi, qui, en 1949, propulse Grangier à la tête de Au p'tit Zouave, du nom d’un bistrot situé dans le quartier de Grenelle, où sévit Le Tueur à la bouteille de lait. Ecrit par Pierre Laroche (1902-1962), coscénariste des Visiteurs du soir (Marcel Carné 1942), le polar circonscrit son action à une pension-café, au pied du métro Cambrone. Grangier renforce la contrainte de l’unité de lieu et décide de tourner, non en studio mais à l’intérieur d’un véritable troquet.
La farandole des habitués, la peinture d’une humanité qui malaxe précarité et solitude, reflètent la dilection du réalisateur pour les portraits de groupe et les interprètes de caractères : François Périer ravi de s’éloigner des jeunes premiers, Annette Poivre, Robert Dalban ou encore Paul Frankeur et Yves Deniaud, tous deux anciens camelots reconvertis bonimenteurs de cinéma.
Un troupe de théâtre en tournée est au centre de Trois Jours à vivre (1957). Co-écrit et dialogué par Michel Audiard d’après un Fleuve noir de Peter Vanett, le récit s’articule autour de la vengeance d’un truand, victime du faux témoignage d’un acteur en mal de publicité.
Les galères pittoresques des saltimbanques bénéficient de la faconde d’Aimé Clariond et Roland Armontel. La truculence des histrions se pose en balance avec l’intensité du trio formé par l’acteur (Daniel Gélin), sa partenaire-compagne (Jeanne Moreau) et l’évadé (Lino Ventura). Les jeunes restituent la subtilité du verbe d’Audiard, qui met en parallèle la couardise du comédien et la versatilité de Lorenzo, figure centrale de Lorenzaccio, d’Alfred de Musset, la pièce jouée par compagnie.
Théâtreux en goguette, bistrotiers mais également chauffeurs routiers (Gas-Oil 1955), marinier (La Vierge du Rhin 1953), dessinateur-graveur (Le Cave se rebiffe).., Gilles Grangier savait filmer le travail, aimait raconter un métier. La propension irrigue Meurtres à Montmartre (1957) et 125, rue Montmartre (1956).
Dans ce dernier titre, Lino Ventura est crieur de journaux. Au quotidien, Pascal se rend à l’imprimerie du 125 rue Montmartre, récupérer les liasses de France-Soir. Un jour, au fil de sa tournée, il sauve Didier de la noyade. En témoignage de reconnaissance, le rescapé le compromet, à tort, dans une affaire de meurtre.
La structure-poursuite du récit, le statut professionnel, le caractère impulsif (et néanmoins serviable) du personnage principal, alliée à la présence athlétique de Ventura, alimentent un haletant thriller d’action, dont la résolution, au sein d’un petit cirque, vivre à l’effroi et frôle le Fantastique.
La joie. Un enchantement total. , Grangier définit ainsi la prestation de Robert Hirsch. Dans le rôle de Didier, le futur trésor vivant du théâtre (jusqu’à sa disparition en 2017), compose un psychopathe d’anthologie.
Rebaptisé Meurtre à Montmartre (alors que l’action se déroule à Montparnasse), Reproduction interdite (1957) plonge dans le monde de l’art et le commerce de tableaux (pas toujours authentiques). Pour une fois, le fidèle Paul Frankeur, acteur de complément par excellence, assure l’un des rôles principaux aux côtés de jeunes pousses : Annie Girardot, Michel Auclair, Gianni Esposito.
J’ai rencontré Jean Gabin en 1936, aux studios Saint-Maurice. Nous travaillions sur des plateaux voisins ; on se voyaient à la cantine.
Un premier croisement symbolique ; doté d’un joli coup de fourchette, Gilles Grangier entrera, par la suite, dans la garde rapprochée du Vieux.
L’acteur et le réalisateur se retrouveront sur douze films. Le sang à la tête (1956) marque leur troisième collaboration. Grangier et Audiard adaptent Le fils Cardinaux, roman publié en 1942 par Georges Simenon (1903-1989). La fugue de l’épouse d’un puissant armateur de La Rochelle, devient prétexte à un suspense sentimental, doublé d’une représentation incisive des convenances vaniteuses d’une société provinciale.
Au même titre que 125 rue Monmartre et en rupture avec l'académisme du tournage en studio vilipendé par la future Nouvelle Vague, la traque de François Cardinaux se restitue dans sa majeure partie en extérieurs, notamment au sein la criée rochelaise, où Gabin, qui adorait le populo, est entouré de vrais poissonniers. A l’arrivée, Le Vieux fut furieux face au titre imposé par les producteurs. Simenon, de son côté, se montra enchanté par l’adaptation.
En contrepoint de l’auteur qui rêve, pense et mûrit ses projets, Gilles Grangier enchaînait les commandes. Abondante et inégale, sa filmographie demeure un captivant portrait de la France des années 50, éprise de légèreté et de bonne humeur au sortir de l’occupation. Malin et cultivé, le manufacturier, qui n’hésitait jamais à poser sa patte sur l’écriture de certains sujets, se doublait d’un conteur concis, efficace, au service d’un cinéma qu’il définissait lui-même comme simple et populaire.
C’est gâcher de la pellicule que de la confier à Gilles Grangier. , décréta un jour, François Truffaut (1932-1984). Si le cinéaste signa de bien beaux films, force est de reconnaître que le critique écrivit parfois quelques solides conneries.
Gilles Grangier, chronique des années 50, rétrospective en 5 films : Au p’tit zouave, Le sang à la tête, Meurtre à Montmartre, Trois jours à vivre, 125, rue Montmartre.
Citations tirées de Passé la Loire c’est l’aventure, conversation entre Gilles Grangier et François Guérif (Editions Le Terrain vague-Eric Losfeld).
Actuellement dans les salles de cinéma.