De Raymond Depardon (Délits flagrants 1994, 10ème chambre, instants d’audience 2004) à Alice Diop (Saint Omer 2022), l’exercice de la justice, du moins au cinéma, reste synonyme d’écoute et de clairvoyance. Il n’en est pas de même dans Léviathan. Le monstre colossal, le démon de l’enfer donne son nom à la création, dirigée par Lorraine de Sagazan.
Dans les théâtres fermés par le confinement, la metteure en scène et l’écrivain Guillaume Poix menèrent quelques 300 entretiens avec des personnes de statuts et d’origines diverses. Léviathan est la troisième proposition issue du collectage.
La procédure de comparution immédiate, jugement rapide d’un prévenu placé en garde à vue, devient le moteur dramatique de procès montre en main, durant lesquels défilent un accro aux motos, un SDF ingérable, une kleptomane et un témoin. Interprété par Khallaf Baraho, acteur non-professionnel, ce dernier expose et commente les échanges, à l’instar d’un chœur antique.
Les commentaires et situations nourrissent une dialectique entre droit répressif et la justice réparatrice. L’on apprend ainsi, que la privation de liberté assure la prospérité d’intérêts privés : les firmes assignées à l’alimentation du personnel et des prisonniers et l’entretien des structures. L’on est sidéré par la brièveté des débats et la sévérité des peines.
Ces ressources documentaires constituent le socle d’une hétérotopie, à savoir un lieu contre-utopique ayant le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel, plusieurs espaces.., qui sont en eux-mêmes incompatibles.
Ainsi Léviathan ne reconstitue pas une salle de tribunal, mais un espace fantasmagorique, à l’intersection de la cathédrale, du cirque et des entrailles. De l’organisation à l’organisme, sur le lieu de comparution s’activent des créatures échappées d’une diablerie peinte par Jérôme Bosh (1450-1516). Des accusés sans visages se confrontent à des magistrats et des plaideurs à l’expression figée par des masques d’automates. La théâtralité des audiences passe par les poses des substituts, la détresse gesticulée des inculpés, les fameux effets de manche véhiculés, parfois, par le recours au parlé-chanté.
A la fin surgit un étalon massif, puissant, majestueux, placide. Comme le remarque Lorraine de Sagazan : L’animal ne juge pas.
Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Victoria Quesnel, Eric Verdin et Oasis habitent ces assises, ce cauchemar iconoclaste, cérémonial baroque où le souffle de l’imaginaire transcende la rigueur documentaire.
Gymnase Aubanel : 18H, jusqu’au 21 juillet.
Réservations : https://festival-avignon.com/fr/edition-2024/programmation/leviathan-348606
Photographies : Christophe Raynaud de Lage.