Bake mono et histoires d’eau

Actualité du 20/04/2022

Racines, traditions.., le cinéma fantastique japonais s’abreuve à diverses inspirations. Si le Kaiju-eiga (film de monstres) puise ses origines dans le désastre d’Hiroshima, symbolisé par la colère de Godzilla (Inoshiro Honda 1954), ses émules ou adversaires tous aussi surdimensionnés: Rodan libellule, Gamera tortue, Mothra papillon.., qui à chacune de leurs sorties, détruisent de larges portions de l’archipel, le Bake mono (film de revenants) perpétue quelques légendes millénaires de l’Empire du Soleil Levant.

De tous temps et partout les revenants ont occupé une grande place dans la vie (ou la mort) des japonais, qui sont encore aujourd’hui un peuple très superstitieux. L’éminent Max Tessier aborde ainsi les films de fantômes dans son anthologie Images du cinéma japonais (ed. Henri Veyrier 1981).

Dans la foulée du théâtre Kabuki, des maîtres cinéastes tels Kenji Misoguchi (Les contes de la lune vague après la pluie 1953), Akira Kurosawa (Le château de l’araignée 1957).., convoquèrent des apparitions spectrales. Couronné par le jury du Festival de Cannes 1965, Kwaidan, tétralogie de l’au-delà réalisée en scope couleurs par Masaki Kobayashi, propagea à international la tradition alors déclinante des Bake Mono.

Jusqu’à l’orée des années 60, des films de fantômes sortaient chaque été sur les écrans, à l’occasion de l’O-Bon, Toussaint japonaise étirée sur juillet-aout. Malgré son succès, Kwaidan faillit à relancer une appétence et une production locales, phagocytées par les saccages titanesques de Godzilla et ses épigones. Il faudra attendre la fin du siècle pour que le Bake mono revienne au goût du jour par le prisme d’un phénomène d’édition.

Photographies: Le château de l'araignée/Kwaidan.

 

Né en 1957, diplômé en littérature française, l’écrivain Koji Suzuki pulvérise en 1991 les records d’édition avec Ring. S’il puise ses sources dans les codes établis : repaires au fond d’un puits, permanence de l’élément aquatique, ectoplasme au visage caché.., le roman inclue les légendes urbaines et les bouleversements audiovisuels propres à son époque. A cet effet, la terrible Sadako diffuse ses sortilèges via une cassette vidéo.

En 1996, Ring-le roman, devient Ring-le film, confié à Hideo Nakata. Passé par le cinéma érotique et le documentaire, ce réalisateur autodidacte est l’auteur d’une série de films courts et insolites, qui lui valent d’être repéré par la Kadokawa, société à l’ouvrage dans l’adaptation de Ring au cinéma. Reiko Asawa (Nanako Matsushima) enquête sur les méfaits d’une VHS présumée mortifère. Lorsqu’elle constate que son jeune fils a visionné la vidéo, la journaliste comprend qu’il ne lui reste que 7 jours pour identifier et localiser l’esprit mauvais à l’origine du document.

Nakata déroule une course contre la montre et contre la mort, dans l’esprit des Bake mono traditionnels qui, aux débordements horrifiques, privilégient l’atmosphère et la suggestion. L’enquête menée par Reiko et son ex époux est jalonnée d’apparitions furtives, à chaque fois surlignées par un effet sonore, annonciateur des jump-scare, devenus depuis le cache misère des faiseurs dépourvus d’inspiration. Entretenue dans une sage sobriété, la tension aboutit néanmoins, à un climax pétrifiant, à l’origine d’une iconique séquence extra-cathodique.

Succès oblige, Hideo Nakata tourne un Ring 2 en 1999 puis, 3 ans plus tard, adapte Dark Water nouveau best-seller de Koji Suzuki. Le film reproduit et approfondit les procédés de Ring. L’action se resserre sur la petite Ikuko (Rio Kanno) et Yoshimi, sa mère tout juste divorcée (Itomi Kuroki). A l’ouverture Yoshimi emménage dans un appartement au standing moyen, pendant que Ikuko découvre sa nouvelle école. Des relations à la fois complices et complexes se nouent entre la fillette déphasée et une mère qui jongle avec le temps et l’argent.

La prééminence de l’eau : pluie diluvienne à l’extérieur, humidité ruisselante à l’intérieur, accentue le climat poisseux qui imprègne cet immeuble grisâtre et déclassé. Peu à peu, les entrelacs de couloirs, l’ascenseur capricieux, l’insalubrité intrusive, alimentent un cloaque organique dans lequel Yoshimi vacille et perd pied. Dans sa sobriété et ses travers habituels (utilisation catastrophique de la musique), Hideo Nakata conduit son film jusqu’au bout d’une corde raide, entre cauchemar fantasmagorique et naufrage mental et, pour l’occasion, signe sa meilleure réalisation.

En 2005, Nakata s’aventure à Hollywood le temps du Cercle 2, suite du remake américain de Ring (sic). Puis il revient sur sa terre natale, toujours abonné aux fantômes et revenants, mais sans jamais réitérer ses premiers succès. Peu submergé par l’imagination mais fortement épaulé par Koji Suzuki, Nakata reste l’auteur de deux perles incontournables, précipités exemplaires de mythologie et de modernité. L’on remarquera pour terminer que, sur les écrans nippons, de Godzilla à Ring ou Dark Water, la vérité et les calamités dorment toujours au fond du puits, de la baignoire, du réservoir ou des océans.

Ring, Dark Water plus Audition de Takashi Mike (1999), à l’affiche du cinéma Utopia Avignon, jusqu’au 3 mai.

Séance-débat autour de Ring, vendredi 22 avril, 20H15, Utopia Manutention.

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