Bas les masques

Actualité du 20/01/2022

Suite à son divorce Marianne quitte Châteauroux pour Caen. Seule et sans le sou, elle décroche un poste d’agent de propreté (anciennement technicien de surface et toujours femme de ménage). Après quelques vacations malencontreuses, Marianne se résout à l’enfer des Ferries qui relient Ouistreham à Portsmouth, des vacations de 90 minutes où les literies se changent en 90 secondes chrono.

Secret de Polichinelle : Marianne est une écrivaine qui prépare un livre sur les travailleurs précaires.

Après un feuilleton radiophonique, une pièce de théâtre, Sur le quai de Ouistreham, récit publié en 2010 par Florence Aubenas est désormais un film. A la base du projet : une envie d’actrice. Désireuse d’incarner Marianne, Juliette Binoche a, pendant plusieurs années, tenté de convaincre la journaliste d’accepter un passage au grand écran. Aubenas finit par accepter à condition que le film soit réalisé par Emmanuel Carrère. Dans les années 2000, le romancier s’est piqué de cinéma avec un documentaire Retour à Kotelnitch (2003) et La moustache (2005) inspiré de son livre homonyme.

A son ouverture, Ouistreham suit le récit d’Aubenas dans un vérisme documentaire hérité de Ken Loach ou des frères Dardenne. Mais lorsque Marianne entre en empathie avec ses collègues ou certain visiteur de Pôle emploi, l’illustration cède la place à l’adaptation.

Soirées au bowling, virées à la plage…, Marianne intègre une bande mais persiste à masquer son but et sa vraie identité. La tension s’amplifie lorsque la farouche Christèle (Hélène Lambert), baisse la garde. Plus la complicité évolue vers une amitié amoureuse, plus Marianne apparaît comme une prédatrice qui, par ses notes prises au dérobé, vampirise l’intimité de cette mère isolée qui sera LE personnage du livre à venir.

Dans la seconde moitié, Emmanuel Carrère introduit dans le récit initial la dissimulation et l’imposture, thèmes cardinaux de L’adversaire, publié en 2000 par… Emmanuel Carrère. Marianne s’emprisonne dans son propre stratagème. Moins tragique que dans l’Adversaire (porté au cinéma en 2002 par Nicole Garcia), la révélation, fort bien amenée, enlace l’air du temps qui, de clivages en indignations, ne cesse d’isoler les gens d’en haut qui s’ébrouent dans des expériences et le peuple d’en bas qui s’abîme dans son quotidien.

Les topographies et les lumières urbaines captées par Patrick Blossier, la distribution qui associe amateurs et professionnels, alimentent encore cette tranche de vie évidente, complexe. Dialectique par dessus tout.

Source : interview de Emmanuel Carrère dans la revue Positif N°731, janvier 2022.

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