À la télévision passe Young Mister Lincoln (1939). Dans ce film signé John Ford (1894-1973), le jeune avocat Abraham Lincoln, futur Père de la Nation, ramène la paix dans un village chaviré par le meurtre du shérif adjoint. Ainsi Young Mister Lincoln passe à la télé mais personne le regarde, les yeux rivés sur l’écran du smartphone ou de l'ordinateur.
La séquence résume l'esprit de Eddington, la nouvelle bande de Ari Aster. Tout se passe dans cette petite ville du Nouveau Mexique où chacun s’appelle par son prénom. À ceci près que le récit s’ouvre au printemps 2020, au cœur de la pandémie du Covid 19. Ici, tout le monde se connaît mais, désormais, les distances sont de rigueur et les masques obligatoires. Ces attitudes inédites indisposent Joe Cross (Joaquin Phoenix, un peu plus impliqué qu’à ses habitudes), le marshal asthmatique de la bourgade.
Son aversion à l'égard des mesures sanitaires lui attire les reproches de Ted Garcia, le maire hispano-américain (Pedro Pascal). Une rancune secrète, le projet contesté d’un data center sur le territoire de la commune, attise le contentieux entre les deux hommes. Excédé, Cross décide se présenter aux prochaines élections municipales et transforme illico son véhicule de fonction en bannière électorale.
Peu épaulé par son épouse (Emma Stone) qui sublime sa dépression dans la confection de poupées hideuses, harcelé par sa belle-maman (Deirdre O’Connell), accro aux chaînes complotiste, Cross tente de tenir son cap de fonctionnaire-candidat. Mais le meurtre de Georges Floyd (mai 2020) réactive le mouvement Black Lives Matter, scinde la population et installe des clivages jusqu’au sein des adjoints du représentant de l’ordre.
L'on s'en doute, l’Amérique profonde décrite dans Eddington, entretient peu de similitudes avec l’Américana chaleureuse et clairvoyante portraiturée par John Ford. Si Will Rogers (Judge Priest 1934) ou Henry Fonda (alias Abraham Lincoln), réussissent à ramener la paix et l’équité, Joaquin Phoenix, par ses coups de grisou, compose un pacificateur aux allures de pompier pyromane.
Chef de file, aux côtés de Richard Eggers (The Witch 2015, The Lighthouse 2019…) de l’Horreur élevée, Ari Aster bifurque vers les archetypes du western. Sans abandonner les familles explosées et les mères castratrices qui hantent sa courte filmographie (4 titres), le réalisateur délaisse ses mignardises auteurisantes au profit d'un crescendo contrasté, doublé d'une métaphore aussi réjouissante que tétanisante.
Amorcé sur le ton du conte bon enfant, le conflit se résout dans une conflagration nihiliste qui entérine un insidieux jeu de massacre. Affecté d'un sombre désarroi, propulsé par une indignation salutaire, Aster agonise les paranoïas endémiques et renvoie dos à dos l’arrogance décomplexée des officines réactionnaires et les postures déconstructrices des cénacles progressistes.
Désormais la paix vient du Marché.
Si Midsommar, second opus sorti en 2019, recension de rites moyenâgeux au sein d’un collectif sectaire, se clôt sur un sourire chargé d’ambiguïté, Eddington se referme sur une séquence nimbée d’une amorale ironie. A défaut de tonifier les humeurs, cette provocation tranquille amène une lueur bienvenue dans un moment obscurci par les défiances, dévasté par les autodafés et nécrosé plus que jamais, par la paresse de l'ignorance.
Décidément le cinéma d’Ari Aster est férocement intéressant.
Photographies : Metropolitan Films.