Big Brother made in Persia

Actualité du 18/03/2024

Alireza et moi avons tous deux la quarantaine. Nous avons passé suffisamment de temps à attendre, comme les deux personnages de la pièce "En attendant Godot". Attendre le producteur, attendre les acteurs, attendre le budget . Nous ne voulions pas attendre cette fois-ci. Nous avons donc appelé quelques amis, mis en commun notre propre argent et tourné le film en sept jours.

Ali Asgari et Alireza Khatami livrent les conditions de tournage de leurs Chroniques de Téhéran.

Depuis trois décennies s’échappent d’Iran, des films qui lézardent la chape coercitive coulée par la dictature des Mollahs. A la fable politique intégrée dans un récit à énigme (Un héros-Asghar Farhadi-2017), au suspense de genre (La Loi de Téhéran-Saeed Roustayi-2019), les deux réalisateurs optent ici pour un dispositif polyphonique.

Le principe fut déjà utilisé par Abbas Kiarostami (1940-2015). Sur sa route, l’automobiliste de Ten (2001), prend à son bord dix passagers, révélateurs de l’état de la société iranienne de l’époque. Radiographie picaresque toujours, sur le trajet de Taxi Téhéran (2015), où le réalisateur Jafar Panahi incarne lui-même un chauffeur de taxi qui écoute ou converse avec les femmes et les hommes qu’il charge dans son véhicule.

Par ailleurs, une femme-taxi figure parmi les neuf sujets des Chroniques de Téhéran. Celle-ci conteste sa contravention pour avoir conduit sans foulard. Mais l’habitacle d’un véhicule appartient-il à l’espace public ?

Un acte de naissance, un permis de conduire, la recherche d’emploi, un chien perdu, une autorisation de tournage.., constituent le prétexte d’un entretien, capté en un seul plan fixe, entre un requérante ou un requérant avec un interlocuteur-interlocutrice hors-champ.

Choix d’un prénom, signification d’un tatouage, jusqu’à l’inévitable promotion canapé, la sphère intime devient territoire d’inquisition. Chaque interrogatoire participe d’une méthode orwellienne, consistant à intimider puis menacer à force de questions, de suppositions et autres de sous-entendus.

La dissection du processus discrétionnaire se double d’un questionnement sur les inquisiteurs. Dans certaines situations : bureau de la principale de collège, salon de l’éventuel employeur, se devine une hiérarchie sociale. Mais dans la plupart des cas, l’on peut imaginer que les questionneurs ont connu, à un moment ou un autre, le calvaire qu’ils infligent aux questionnés. Entre sadisme et servilité et à l’exception d’un geste de compassion bien isolé, la domination s’incruste par reproduction.

Chroniques de Téhéran s’ouvre sur une aurore et se clôt sur un effondrement, digne du Fight Club de David Fincher (1999). Ali Asgari et Alireza Khatami signent un film cursif, cinglant mais pas désespéré. En témoignent les deux entretiens centrés sur une collégienne et une écolière. Si la première s’en tire avec panache, la seconde jette les voiles et continue à danser. Certes la gérontocratie patriarcale arrache les pages des scénarios mais, de toute évidence, la jeunesse et les cinéastes iraniens n’ont pas fini de chanter.

 

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