Bordel effervescent

Actualité du 28/01/2023

Désert de Californie, à l’orée du XXème siècle, chargé d’un éléphant, un camion s’engage sur une piste pentue. A l’avant, la trompe turgescente obstrue la vision du chauffeur. A l’arrière, ses sphincters déversent une douche fécale sur les épaules qui poussent le véhicule. Il ne s’agit pas d’une pochade régressive, mais de l’ouverture de Babylon, superproduction financée par les studios Paramount, dirigée par un metteur en scène multi-oscarisé.

Passée l’entrée en matières, Damien Chazelle persiste, signe et introduit le pachyderme, flanqué de Diego, son cornac (Manny Torres) dans une fête dionysiaque où s’écoulent substances frelatées et fluides corporels. Éberlué, le transfuge croise Nelly la Roy (Margot Robbie), crinière conquérante venue de nulle part, à son aise partout. Il goûte aux stridences que Sidney Palmer (Jovan Adepo) extirpe de sa trompette. Il lie connaissance avec Jack Conrad (Brad Pitt pour une fois avec quelque chose à jouer), acteur star, noceur infatigable qui collectionne les divorces comme il aligne les bouteilles vides.

Au petit matin, ce microcosme investit un terre-plein délimité par une clôture improbable. Dans un chaos accablé de soleil, seule source lumineuse capable d’imprimer la pellicule, se tournent des palanquées de westerns, comédies, mélodrames, films d’époque.. . Passé le crépuscule, retour de la fête comme exutoire aux tensions de la journée.

Telle une sarabande carnavalesque, Babylon avance par tableaux, propulsés par des arabesques tourbillonnantes, enluminées par les pulsions gutturales d’un saxophone baryton. La machine infernale raconte Hollywood, de la préhistoire des années 10, jusqu’à l’âge d’or des studios, au seuil des années 50. Quatre décennies au cours desquelles le cinéma passe de l’aventure empirique, aux grandeurs et servitudes de l’industrie artistique.

La première partie de l’épopée s’avère passionnante, parce qu’inédite au cinéma. Chantre de l’abnégation comme en attestent le batteur acharné jusqu'au masochisme (Whiplash 2014) ou le parcours du combattant de l'astronaute Neil Armstrong (First Man 2018), Damien Chazelle célèbre les pionniers, les flibustiers, exonérés des prescriptions, hermétiques aux proscriptions. De ce cloaque effervescent émergeaient des films qui rameutaient les foules et parfois imprimaient les mémoires.

Dans sa seconde partie, la fresque se pose sur des rails plus programmatiques. Chacun à leur manière, Boulevard du crépuscule (1950), Chantons sous la pluie (1952), ont documenté le passage crucial du muet au parlant. Innovation technologique, malveillances organisées, les desperados de la côte ouest se collettent aux coteries intellectuelles, à la colère des ligues de vertu et aux ultimatums de mouvements réactionnaires. A ces coups de boutoirs, la quatuor de Babylon opposera une résistance éclectique.

Au terme de la saga, Damien Chazelle ose un épilogue, hommage à une autre odyssée. Plus d’un demi siècle après 2001 et Stanley Kubrick, le réalisateur déroule un kaléidoscope stroboscopique où s’entrelacent les images, les dates, les références de l’histoire du 7ème Art. Tant d’œuvres singulières, novatrices, souvent plus que parfaites, ruminées et fabriquées par des humains souvent imparfaits. Le constat éblouit et réjouit en ces temps où la probité morale s’érige en arbitre absolu de toutes les élégances.

Tonitruante, cruelle, mal embouchée, Babylon est une pièce montée qui rugit, flatule, expectore, qui amuse et bouleverse, à l’image du fatalisme baroque d'un Fellini ou des saillies organiques d’un Rabelais. Pour conclure, une pensée reconnaissante pour les cadres de la Paramount qui ont osé ce grand tintamarre, bordel effervescent, épatant de santé.

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