Suivre Une bataille après l’autre suscite des sensations comparables à un concert d’exception. De ceux où le chef harmonise à merveille les pupitres au tempo, à l’expressivité qu’il dénote dans la partition.
À la tête d’une équipe plus ou mois imposante, un réalisateur se doit, à son tour, d’assortir des dizaines (voire des centaines) de personnes, réparties en divers métiers, à la vision d’ensemble que lui seul recouvre dans le scénario.
Ainsi, le film de Paul Thomas Anderson égrène ses 161 minutes dans une balance parfaite entre les pleins et les déliés du récit, la structure, l’enchaînement des séquences, la composition du moindre plan, le recours à la musique et aux chansons, le jeu des interprètes souvent sur la crête périlleuse entre l’extravagance et l’outrance. Bref que du grand art, flamboyant et époustouflant.
Au delà des éloges, de quoi est-il question ? Tout commence à la frontière mexicaine. Dans les années 2000, le groupuscule French 75 libère un camp de rétention. Le commando inclut Bob Ferguson, bidouilleur artificier (Leonardo DiCaprio), sous la gouverne de Perfidia Beverley Hills (Teyana Taylor), combattante afro-américaine dont la ferveur libidinale s’épanche lors du climax des opérations. Face aux séditieux, se dresse (dans tous les sens du terme) le colonel Steven J. Lockjaw (Sean Penn), raciste patenté, quoique sensible à la peau d’ébène.
Ellipse, 16 ans plus tard, Chaze infiniti (Willa Ferguson) partage la clandestinité de Bob, son paternel, terré dans les substances et la paranoïa. Ailleurs, Perfidia participe aux activités d’un couvent décomplexé. Lockjaw est auditionné par les Aventuriers de Noël, officine de suprémacistes très haut placés. Sa mission : éliminer les rescapés du mouvement French 75. Ainsi, la traque constitue l’épine dorsale d’une équipée chamarrée, ponctuée, l’une en ville, l’autre en plein désert, de deux poursuites d’anthologie.
11 ans après Inherent Vice (son titre le plus déroutant), Paul Thomas Anderson adapte à nouveau Thomas Pynchon ; en l’occurrence Vineland, roman édité en 1990. Abordé dans À bout de course, beau film réalisé en 1987 par Sydney Lumet, le devenir des groupuscules libertaires en activité dans les années 70, se transpose de nos jours, âge d’or du revivalisme conservateur.
À l’ironie désabusée cultivée par Ari Aster et son Eddington, Anderson opte pour une loufoquerie échevelée où un maniaque de l’ordre affronte des Robin des bois un tantinet cabossés mais chapeautés par Sensei Sergio, alias Benicio del Toro, impérial et impayable.
Thème récurrent depuis Double Mise (1996), Magnolia (1999), There will be blood (2007), The Master (2011), la paternité se partage entre une ganache fanatique (Sean Penn pour une fois supportable) et un looser aussi élimé que sa robe de chambre (DiCaprio déjanté et épatant). Entre les deux, se glisse une amazone, incarnation de la jeunesse, la clairvoyance et la diversité.
Alors qu’outre-Atlantique (et ailleurs) une réalité accablante dépasse les plus folles fictions, Paul Thomas Anderson se penche sur les clivages de l’Amérique et sublime son inquiétude dans une apocalypse joyeuse où, de bout en bout, la maîtrise rivalise avec l’élégance et la fantaisie propulse l’indignation. Une bataille après l'autre grave le Cinéma en lettres majuscules (lumineuses et clignotantes)
Photographies : Warner Bros.