Pogrom à petit feu

Actualité du 19/10/2023

Killers of a Flower Moon marque le retour de Martin Scorsese (27 films, 56 ans de carrière), après 7 ans d’absence sur les grands écrans.

Épaulé par Eric Roth, scénariste chevronné de Forrest Gump (1994), Munich (2006), Dune (2020), le cinéaste adapte un roman-enquête de David Grann. Dans cet ouvrage, publié en France sous le titre La Note américaine, l’écrivain-journaliste retrace le destin des Osages, tribu amérindienne des plaines d’Oklahoma.

A l’issue de la guerre de sécession, moyennant finances, les Osages devinrent propriétaires de leur réserve. A partir de 1894, la découverte de gisements pétrolifères, transforma les Osages en groupe social le plus riche du monde par tête de pipe. Matérialisée dès le générique d’ouverture, cette pluie d’or noir provoqua l’arrivée massive de visages pales, animés d’intentions souvent évasives. C’est logiquement sur un quai de gare que s’entame le film.

1921, démobilisé suite à la victoire sur l’Allemagne, Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio) retourne au pays et débarque en territoire Osage, à Gray Horse, où il retrouve son oncle William Hale (Robert de Niro). Notable puissant et philanthrope, l’éleveur attribue à son neveu le volant d’un taxi.

Aux hasard des courses dans cette enclave, où les blancs deviennent les obligés d’autochtones, passablement hermétiques aux rentes patrimoniales, le chauffeur lie connaissance avec Molly (Lily Gladstone), héritière riche et neurasthénique. Une relation amoureuse débouche sur un mariage accueilli dans l’approbation générale. L’idylle est toutefois rythmée par la découverte de natifs, plus ou moins suicidés, sans que cela suscite de véritables investigations.

L’on s’en doute, Killers of the Flower Moon retrace un génocide, non pas une éradication déclinée en guerres et batailles, mais une extermination à combustion lente. Souterraine, furtive, la brutalité en vigueur à Gray Horse, pose les jalons des laminages, caractéristiques des actuelles lois du marché, en face desquelles, il n’y aurait, paraît-il, plus d’alternatives.

Au delà de la dissection d’une barbarie de sang froid, l’esprit et l’atmosphère de la fresque ne sont pas sans évoquer Gran Torino. Avec ce film, réalisé en 2008, Clint Eastwood, alors âgé de 78 ans, tirait un trait sur Harry Callahan (L’Inspecteur Harry-1971) et ses épigones aussi solitaires qu’expéditifs, vers lesquels l’acteur-réalisateur renoua régulièrement afin de financer des projets plus personnels.

Désormais octogénaire, Martin Scorsese, pétri de foi chrétienne, comme en témoignent La Dernière tentation du Christ (1988) et Le Silence (2016), franchement prosélyte, livre à son tour, un film hanté par le crépuscule et la culpabilité.

Autopsie d’une organisation criminelle, ce nouvel opus s’apparente aux films de mafia, dans lesquels, de Mean Street (1973) à The Irishman (2019), le cinéaste italo-américain porte sur les truands, un regard qui amalgame réprobation et fascination.

Mais, cette fois, l’ambivalence compulsive cède la place au requiem. Scorsese avance, flanqué de ses deux acteurs fétiches : Robert de Niro (huit films), l’alter-égo, le frère, le complice de toujours et Leonardo DiCaprio (six films depuis 2002), dont la présence garantit au réalisateur, les financements de productions qui, en contrepartie, donnent à la star quelque chose à jouer.

 

Dans Killers of the Flower Moon, le premier incarne un patriarche affaibli, franc-maçon dévoyé dans une cupidité mystique. Regard cireux, visage mafflu, le second trimballe la silhouette alourdie de Burkhart, encore jeune et déjà fracassé par la guerre et une imbécilité chronique. En rupture avec l’arrogance, l’impétuosité, le panache d’autrefois, les deux interprètes deviennent pierres angulaires d’un mausolée de la déprédation.

Le réalisateur conduit sa tragédie inexorable, sans morceaux de bravoure, ni longueurs, ni digression, jusqu’au final, radiophonique, assemblage virtuose, signé Telma Schoomaker, monteuse du maître depuis presque toujours. Mais le plus fort reste à venir, lors de l’ ultime face à face entre Molly et Burkhart. En champ-contrechamp, c’est simple, c’est grand et bouleversant.

Avec Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese signe une fresque historique, une parabole prémonitoire, une marche funèbre.

Une geste testamentaire, un sommet du cinéma.

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