De la cour au jardin

Actualité du 04/01/2023

En 1998, Benoît Jacquot réalisait Par cœur, captation de Luchini dit, spectacle dans lequel Fabrice Lucchini célébrait Jean de la Fontaine, Victor Hugo, Louis-Ferdinand Céline, Gustave Flaubert.. . Vingt quatre ans plus tard, toujours dans la lumière de Caroline Champetier, le réalisateur retrouve le comédien, lors du Festival d’Avignon 2021, l’espace d’une soirée dans les jardins du musée Calvet. Décliné au pluriel Par cœurs réunit Fabrice Luchini en voisinage avec Isabelle Huppert, qui lors du même Festival, jouait La Cerisaie d’Anton Tchekov, dans une mise en scène de Tiago Rodrigues.

Benoît Jacquot renoue avec le théâtre cette fois sous l’angle de la préparation. L’ouverture nous assoie aux côtés d’Isabelle, dans le taxi qui longe les berges du Rhône en direction du Palais des papes. L’actrice émerge du parking souterrain pour s’engouffrer dans les boyaux obscurs qui mènent au plateau ou dans les loges en open-space, installées dans la chapelle mitoyenne de la cour d’honneur.

A l’intérieur du véhicule, isolée sur la scène, jusqu’au seuil d’une micro sieste, Isabelle malaxe son texte, rumine une réplique : J’en viens même à ne plus savoir que penser, je m’y perds… . Ressassée ad libitum, la phrase ne rentre pas, l’interprète bute et frôle le trou qui vrille la mémoire. Le grain de sable grippe la mécanique intérieure d’une artiste qui hisse le contrôle en art de vivre. En confiance avec un réalisateur qui l’a dirigée à quatre reprises, notamment dans La Fausse suivante (2000) et Pas de scandale (1999) où elle partageait l’affiche avec Fabrice Luchini, l’actrice se laisse observer, scruter. S’il lui arrive d’oublier la caméra, elle demeure avare de commentaires, certains secrets resteront cachés.

Fidèle à son image, Fabrice Luchini se montre plus prolixe. Le métier est le même mais les pratiques divergent. De son propre aveu il traîne encore au restaurant dans l’heure qui précède la représentation. Force est de reconnaître que la distance paraît infime entre le lecteur-diseur et la personne publique. Au théâtre, comme au cinéma Isabelle Huppert se fond dans des personnages comme Lioubov Andréievna, dans la pièce de Tchekov. Depuis plusieurs année Luchini lui, se consacre à des seuls en scène au service de textes non théâtraux (poésie, essais philosophiques..). Dans les dispositifs établis, la mémoire n’est pas un problème puisque l’acteur est assis à la table, les textes sous les yeux. L’incertitude se niche dans la diction, l’intonation, la respiration qui, placées au juste endroit, entraîneront la compréhension, l’adhésion, l’émotion du spectateur. A Avignon, à l’instar d’Isabelle, Fabrice mastique les phrases, place sa voix face au micro (la lecture est enregistrée par France Culture). Il cherche et lorsqu’il pense trouver, il s’efforce de mémoriser pour le lendemain.

Surgissent alors les impondérables. Certains sont devenus prévisibles au fil des représentations : une quinte de toux, un éclat de rire dans l’assistance suscitent  des improvisations soigneusement préparées. Mais ce soir là, à Avignon souffle le Mistral, indifférent au silence, étranger au murmure. Ballotté entre deux rafales, le passeur tient éclairée la torche à travers les sinuosités nietzschéennes. Tout sauf égarer l’attention de l’auditoire. Au terme du périple, l’acteur se redresse, sur son visage se lisent la fatigue liée à l’épreuve et la joie que lui renvoient les bravos.

Par cœurs nous plonge au plus près du travail de l’acteur, en particulier ce temps en suspension qui devance l’entrée en scène. Il donne également à ressentir, de la cour du palais au jardin du musée, la face cachée de la magie avignonnaise : coulisses spartiates, agoras majestueuses, quelque part inhumaines, régulièrement soumises aux caprices de la météo qui carapaçonnent les artistes et façonnent la légende du Festival. 

Benoît Jacquot signe un film précis et précieux. Vivement juillet !

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