Dans la famille Marx, Susanna Nicchiarelli choisit la benjamine, fille de Karl et de Jenny. Son film Miss Marx s’ouvre sur les funérailles du philosophe en 1883 dans le cimetière de Highgate au Nord de Londres. Eleanor « Tussy » Marx salue la mémoire de son père, bien décidée à la cultiver par la rédaction de La question des femmes, un regard socialiste. Dans ce manifeste largement cité dans le film, l’intellectuelle applique les schémas paternels à la condition féminine. Il en ressort que, pour paraphraser John Lennon, la femme est le nègre du monde (en général) et du régime patriarcal (en particulier).
Entre deux articles, deux discours, Eleanor traduit Ibsen, dramaturge norvégien, auteur de Une maison de poupée dont Nora, l’héroïne, bute sur la prison dorée que lui ont érigée sa famille et son époux. Pour sa part, Tussy vit maritalement avec Edward Aveling (Patrick Kennedy) par ailleurs déjà marié. La fermeté résolue de la pamphlétaire n’a d’égale que la passivité confondante de la compagne face à un homme infidèle, dispendieux, manipulateur.
Au fil d’un va et vient quelque peu du systématique, Susanna Nicchiarelli inscrit son propos entre les cathédrales de la raison et les gouffres de la passion. Outre la facture soignée, sans afféterie de la direction artistique, Miss Marx puise son meilleur atout dans la composition de Romola Garai. Découverte dans Angel (2007), réussite méconnue du prolifique François Ozon, l’actrice dote Eleanor d’une stature marmoréenne au sourire énigmatique, qui s’assimile à une conviction tranquille dans la vie publique, à une résignation masochiste dans la sphère privée.
L’atonie du personnage est régulièrement bousculée par les pulsions d’une musique néo-punk, anachronisme révélateur du désarroi, de la douleur et la colère qui bouillonnent à l’intérieur. Pour qui ignore la réalité des faits, le final de l’histoire s’avère déroutant et bouleversant.
Karl Marx fut un penseur fondamental doublé d’un homme inconstant, sa fille Eleanor développa des analyses puissantes, visionnaires qui dissimulaient une désarmante fragilité. Humains, très humains, ces paradoxes relèvent d’une dialectique bienvenue au moment où se réveillent les dogmes et les inquisitions.