"Certains journaux se demandaient ce matin si je serais ému lorsque je recevrai cette statuette. Il est vrai que c'est un état que j'ai rarement eu l'occasion d'exprimer devant une caméra." Humour à froid de circonstance lors des remerciements pour le BAFTA d'honneur qui fut décerné à Sir Christopher Lee.
Anobli en 2009, « baftisé » en 2011, décédé en 2015, les consécrations furent tardives pour un acteur qui aligna 280 films en près de 70 ans de carrière. Il est vrai que de silhouettes en compléments, Christopher Lee a pas mal galéré.
Il perçoit le bout du tunnel en 1952, quand il décroche le rôle du peintre Paul Seurat dans le Moulin Rouge que tourne John Huston aux studios Shepperton. L’illusion tourne court, lorsqu’il approche le cinéaste pour quelques indications, celui-ci lui répond dans un sourire : « Vous connaissez votre métier ». Le tournant adviendra 5 ans plus tard.
Fort du succès de Quatermass Xperiment (Le monstre 1955), adaptation d’une série télé entre science fiction et épouvante, James Carreras, président de la Hammer film, sent que la terreur est un sillon à creuser. Sur son bureau atterrit un scénario inspiré de Frankenstein, roman écrit en 1816 par Mary Shelley et tombé depuis des lustres dans le domaine public. Âpre au gain mais intuitif, le producteur casse sa tirelire : il y aura un film et il sera en couleur.
A l’annonce du projet le téléphone sonne. Partenaire de Lawrence Olivier, habitué des dramatiques de la BBC, Peter Cushing se propose d’incarner le médecin, disciple de Prométhée. Peu avant ou après, un agent annonce à Carreras qu’il possède dans son écurie l’acteur idéal pour personnifier la Créature. Le bonhomme mesure 197cm. Il se nomme Christopher Lee.
Scénarisé par Jimmy Sangster, réalisé par Terence Fisher, entouré d’artisans inspirés : Jack Asher aux lumières, Bernard Robinson décorateur…, The curse of Frankenstein (Frankenstein s’est échappé) sort le 20 mai 1957. La critique est globalement hostile mais le public est au rendez vous. Aussitôt James Carreras lance une nouvelle adaptation d’un classique de la littérature gothique et pose naturellement son dévolu sur Dracula, roman épistolaire de Bram Stoker (1898).
On ne change pas une équipe qui gagne. Peter Cushing devient le Dr Van Helsing, Christopher Lee troque les prothèses violacées pour les canines aiguisées et le regard injecté du comte Dracula. La première de Horror of Dracula (le cauchemar de Dracula) se déroule le 28 mai 1958. Les mêmes journalistes sont au comble de l'indignation. En France pour Gilbert Salachas, directeur de Télérama, un tel film atteste que le cinéma est un art noble mais aussi une école de perversion : un moyen d’expression privilégié pour entretenir ou même créer une génération de détraqués et d’obsédés. Côté box office, il n’est plus question de succès mais de triomphe.
J’ai sauvé la Universal aimait répéter Christopher Lee. Détenteur des droits du roman, le studio hollywoodien les céda contre la distribution mondiale du film. Les recettes de Horror of Dracula remirent effectivement en selle la firme vacillante.
Dans ces interviews, le comédien parlait souvent d’argent, convaincu qu’il en avait rapporté beaucoup plus qu’il en avait gagné. A partir des années 60, avec Peter Cushing, Christopher est désormais en haut de l’affiche mais de films aux budgets limités. D’où un stakhanovisme effréné (entre 3 et 6 titres par an, dans les années 60-70). En Angleterre, en Italie, en Espagne, en Allemagne, l’acteur enchaîne les tournages, parfois d’une journée, l’essentiel étant pour le producteurs d’afficher son nom au générique.
Avec des fortunes diverses, Il incarnera la Momie, le Docteur Fu Manchu, Raspoutine, Jeckyll et Hyde… et toujours Dracula, à sept reprises pour la Hammer mais aussi chez l’espagnol Jesus Franco (Les nuits de Dracula 1970, à redécouvrir) et chez… Édouard Molinaro pour Dracula Père et fils (1976), aux côtés de Bernard Menez, Raymond Bussières et la délicieuse Marie-Hélène Breillat.
De cette filmographie inégale où l’excellence alterne avec l’honorable, le moyen, l’anecdotique et le consternant, Christopher Lee extirpait régulièrement The Wicker Man (1973). Sans doute parce que, cantonné souvent à des apparitions et quelques expressions, le comédien cette fois a quelque chose à jouer. Et pour cause, le film est écrit par Anthony Shaffer, scénariste d’Alfred Hitchcock (Frenzy 1972) et Joseph Mankiewicz (Le limier 1972, inspiré de sa propre pièce).
Lord Summerisle règne sur la petite île qui porte son nom au large des Cornouailles. Cultivé, brillant, aristocratique, il surplombe l’inspecteur Howie, catholique convaincu, totalement dépassé par l’hédonisme en lice dans la communauté. Religion ou superstition, secte ou congrégation, Shaffer et Robin Hardy le réalisateur, travaillent cette dualité en opposant le rigorisme de l’enquêteur à des pratiques païennes, inspirées par des légendes gaéliques à la gloire de Nuada, dieu solaire, effigie du village.
L’habileté, l’intelligence du projet résident dans un parti pris dialectique dénué de tout manichéisme. Pittoresque, intriguant puis franchement inquiétant, The Wicker Man est un conte métaphysique déguisée en récit d’angoisse. La parabole résonne plus que jamais en ces temps d’imprécations et d’approximations.
En Angleterre, suite à la faillite de Bristish Lion, le film passe dans le giron de EMI. Après visionnage, le consortium renonce à le diffuser puis, sur les conseils de ineffable Roger Corman roi de la série B, réduit le métrage de 100 à 80 minutes. The Wicker Man sort le 6 décembre 1973 devant des audiences clairsemées. Attirés la star Christopher Lee et la participation d’Ingrid Pitt (Vampire lovers 1970, Countess Dracula (1971), la Hammer-girl du moment, les spectateurs attendent un horror movie et se retrouvent plongés dans une fable philosophique. Le film retourne sur les étagères au bout de quelques jours.
De par chez nous, malgré la Licorne d’or décernée en 1974 par Festival du film fantastique de Paris, The Wicker Man restera sans distributeur. A partir de 1976, Robin Hardy entreprend de restaurer une version longue et apprend que les négatifs ont été jetés par le laboratoire. C’est finalement la copie conservée par Roger Corman qui deviendra le master de la reconstitution.
Dans la projection du 24 août au cinéma Utopia Avignon, The Wicker Man sera accompagné par son distributeur Marc Olry, à la tête de Lost Films, société spécialisée dans les rééditions-restaurations (Ragtime, The Rose, La fille de Ryan…). La soirée Christopher Lee constitue la première pierre du cycle En attendant la nuit, à savoir la Nuit Fantastique d’Utopia, annulée l’an dernier et dont la 41ème édition reste prévue pour la mi-décembre.
The Wicker Man sera suivi par le tout aussi rarissime Une fille pour le diable (1976). Ici l’histoire est dans le titre. Contraint de livrer sa fille à une secte satanique, le père de Catherine contacte un spécialiste des sciences occultes. Au milieu des seventies, en grandes difficultés financières, la Hammer Film s’associe à une firme germanique pour ce projet qui combine enfance et satanisme, sujets très en vogue depuis le triomphe de l’Exorciste (1972).
Le scénario s'inspire d’un roman de Dennis Weathley, à l’origine des Vierges de Satan (1968), l’un de rares films où Chris joue un gentil. Mais dans Une fille..., il est le Père Michaël, ecclésiastique excommunié, reconverti grand maître des « Enfants d’Astaroth ». Un gourou qui lors des rituels, paye de sa personne à l’instar de Lord Summerisle dans The Wicker Man.
Garant de la Hammer Touch, le gothique en costume, cède la place aux quais de la Tamise, tout juste réhabilités. Ce Londres en voie de gentrification est fixé dans une lumière neutre, très éloignée de l’Eastmancolor flamboyant des origines. Pour sa première apparition au cinéma la très jeune Nastassja Kinski ne cache rien d’elle même. Sex and blood mais toujours avec élégance.
Diffusé à la va vite, le titre rencontra l’indifférence avant de sombrer dans l’oubli. Chant du cygne d’une firme et d’une esthétique au sommet depuis près de 15 ans, Une fille pour le diable reste une bande entre chien et loup. Un peu comme si tout le monde, à commencer par Christopher Lee, était conscient de tourner « the last Hammer Film ». Une œuvre historique en quelque sorte.
Signalons pour terminer que, codétenteur des droits du roman de Dennis Weathley, l'acteur les céda à la Hammer en échange d’un simple pourcentage sur les recettes. Même pratique pour the The Wicker Man où il préféra un intéressement à un cachet. Si son compte en banque en souffrit, le cinéma ne s’en porta pas plus mal.
Crédits: Midi-minuit fantastique N°1, Eric Losfeld, réédité chez Rouge Profond.
Hammer Complete, Howard Maxford, McFarland.
Hammer film, the Bray Studios Years, Wayne Kinsey, Reynolds and Hearn Ltd.
The Wicker Man, critique de Eithne O'Neill, Positif N°718.
Historique de la restauration de The Wicker Man: steve-p.org.
Interview de Christopher Lee dans l'émission Mauvais genre, France Culture.
En attendant la nuit avec Christopher Lee (et Marc Olry)
The Wicker man + Une fille pour le diable,
mardi 24 aout, 19H, cinéma Utopia-Manutention Avignon.
Les films peuvent être vus séparément.