L'Aisance dans l'ascèse

Actualité du 07/12/2023

Dès le réveil, Hirayama bondit de sa couche et enfile sa salopette, soigneusement accrochée sur un cintre. Puis il prend le volant son utilitaire, non sans avoir, au préalable, glissé une cassette dans son autoradio. Au son de (Sittin’ On) the Dock of The Bay d’Otis Redding, Sunny Afternoon des Kings, ou Perfect Days de Lou Reed, Hirayama assure sa tournée établie par le Tokyo Toilet Service, société d’entretien des toilettes du quartier de Shibuya, haut lieu du business et de la mode tokyoïtes.

Pour nous, les toilettes ne font pas partie de notre culture, elles sont au contraire l'incarnation de son absence. Au Japon, ce sont de petits sanctuaires de paix et de dignité.. .

Au bout de sa caméra, Wim Wenders immortalise ces temples d’assainissement, aux contours mystérieux, souvent ravissants, préservés par un professionnel pétri de diligence.

Le préposé enchaîne les gestes vifs et précis, il s’efface aussitôt, à l’irruption d’un quidam saisi d’une envie pressante, puis il reprend sa chorégraphie détersive. Il plaisante, parfois tance, son jeune collègue nonchalant, il complète un morpion, griffonné sur une feuille, replacée ensuite dans son interstice.

Hirayama possède un portable, juste pour téléphoner. Il lui reste donc du temps pour regarder autour de lui : une passante boudeuse, un feuillage majestueux qu’il fixe sur son appareil argentique ou une jeune pousse qu’il enveloppe dans un sachet, plié dans son portefeuille, afin d’enrichir son arboretum domestique.

Sa prestation achevée, le quidam se toilette à son tour, aux bains publics, passe par une échoppe antédiluvienne où il confie les pellicules et récupère ses photos, puis il se rend chez une bouquiniste, en quête d’un nouveau livre, uniquement lorsqu’il a terminé le précédent. Il s’attarde enfin dans une popote, dirigée par une cantinière avenante et néanmoins discrète.

Des chemins de traverse aux voies rapides.

Découvert au fil de sa trilogie de l’errance : Alice dans les villes (1974), Faux mouvement (1975) et Au fil du temps, son premier chef-d’œuvre (1976), Wim Wenders, dans Perfect Days, sillonne des entrelacs routiers qui innervent un quartier d’affaires. Entre ces blocs atones et  immaculés, s’ordonne un cycle de rituels minimalistes, immuables et indispensables.

Récompensé par un prix d’interprétation au dernier Festival de Cannes, Koji Yakusho insuffle un charisme lumineux à Hirayama. Insensible à la sensation de déclassement qui traverse le regard de Niko, sa nièce, squatteuse inattendue, l'oncle puise sa joie dans une modestie inoxydable, consciencieusement harmonisée.

Artiste contemplatif, épris de spiritualité, comme en témoignent les anges télépathes des Ailes du désir (1987) ou son portrait hagiographique du pape François (Un homme de parole 2018), Wim Wenders dote son ermite d’une richesse intérieure, alimentée par des refrains, des regards, des routines et quelques futilités,  sources d’une endémique alacrité.

Dans une curiosité gagnée par l’empathie, l’on s’attache volontiers à ce lointain épigone de François d’Assise ou de l’humanité humble et fataliste, immortalisée dans les films de Yasujiro Ozu (1903-1963), l'un des inspirateurs de Perfect Days, apologie des petits riens qui suscitent le plus grand bien.

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