La femme qui dort

Actualité du 07/05/2023

On ne lit pas pendant le repas.

Cette phrase, Jeanne Dielman (Delphine Seyrig) la répète régulièrement à son fils (Jan Decorte), qui plonge dans un livre dès son retour du lycée. Pourtant, ce soir, l’ado poursuit sa lecture et la mère ne dit rien. Cet après midi les pommes de terre se sont trop longtemps ébouillantées. Peu tentée par une purée, Jeanne est ressortie acheter un sachet de tubercules et, à l’heure du dîner, la table est mise, les deux convives siègent à leur place mais le ragoût mijote encore dans la cuisine.

Il y a accroc au rituel. L’espace de ce temps mort, à l’insu de l’enfant, tête baissée dans son bouquin, un voile de désespoir traverse le regard de sa mère. Plus tard, Jeanne ne peut rédiger une réponse à une lettre expédiée par sa sœur du Canada

Le lendemain, au petit déjeuner, le fils lui signalera son peignoir mal boutonné. Dans la mâtinée, en rangeant l’armoire, massive comme un meuble de famille, Jeanne découvrira un bouton manquant sur le blazer de son époux, décédé il y a quelques années. Durant une bonne partie de la journée, elle écumera les grands magasins et merceries de Bruxelles à la recherche d’une attache identique. Au retour, Jeanne récupérera un colis déposé sous sa boîte aux lettres. Incapable de dénouer l’emballage, elle utilisera une paire de ciseaux qu’elle oubliera sur la vanité de sa chambre.

Le client de l’après midi vient de sonner.

En 1975, soutenue par Delphine Seyrig, alors au faîte de sa carrière, Chantal Ackerman (1950-2015), livre Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Dans ce film de 3H20, la cinéaste de 25 ans détaille trois journées d’une veuve quadragénaire qui élève son fils, tient son appartement et pratique une prostitution domestique.

Le premier jour déroule un quotidien réglé à l'instant près. Inscription minutieuse d’un être dans son cadre intime, recension en temps réel de certaines tâches, souvent ménagères : récurage de vaisselle, préparation d’un café, épluchage de légumes, pétrissage d’une farce, complétion d’un formulaire.., les analogies ne manquent pas avec Georges Pérec.

En 1975, l’écrivain est déjà l’auteur des Choses (1965) et de L’Homme qui dort (1967). Trois ans plus tard, il publiera son chef d’œuvre : La Vie mode d’emploi. Jeanne Dielman met en sons le pointillisme péréquien : bruits de la rue syncopés par des talons sur le parquet, le clic-clac des commutateurs, l’écoulement du mitigeur, le ronron spasmodique du réfrigérateur.. . Le soir, dans la salle à manger, le clignotement d’une enseigne traverse le halo du plafonnier.

Au long de la seconde journée, l’enchainement se grippe. Jeanne oublie d’éteindre lorsqu’elle quitte une pièce, de rincer une assiette, de replacer le couvercle de la soupière dans laquelle elle garde l’argent de la maison. Plus tard les patates resteront trop longtemps sur le feu.

Telle une maladie insidieuse, des bouffées de lucidité fracturent la carapace routinière. Ce jour là et, pire encore, le lendemain, les symptômes se répètent, s’allongent. Le malaise tourne au désarroi, lorsque Jeanne constate que le bureau de poste est fermé ou, qu’au café du coin, sa table est prise et sa serveuse a terminé son service.  Le réveil à la vie progresse par capillarité, jusqu’à l’éruption de la sensualité.

Revenir à soi même jusqu’à l’insupportable. Ainsi se résume ce processus de reviviscence, restitué dans une rigueur de mise en scène, dont l’intelligence se prolonge à travers l’élégance à fleur de peau de son interprète.

 

Geste radical, sans concession, ni caprice auteurisant, 3h20 durant, rien n’est superflu, le moindre détail conserve son importance, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, doit sa restauration-réédition au dernier classement de Sight and Sound.

Éditée depuis 1934 par le Bristish Film Institute, la revue publia en 1952, son premier palmarès des 100 meilleurs films de l’histoire du cinéma. Révisable tous les 10 ans, la nomenclature 2022, effectuée auprès de 1639 critiques, programmeurs, conservateurs, archivistes et universitaires, voit Jeanne Dielman passer de la 37ème, à la première place, coiffant au poteau Sueurs froides (Alfred Hitchcock 1958) et Citizen Kane (Orson Welles 1941).

Sans nul doute, l'impressionnant bond en avant est indissociable du mouvement Me Too qui, en 2017, connut une irrépressible accélération dans les milieux du cinéma. Cette constatation reste, toutefois, conforme à l’esprit de la classification, dont la périodicité décennale permet d’inclure d'éventuels films tournés entre deux consultations et de souligner, dans le même intervalle, l’évolution des tendances et préoccupations de la pensée cinéphile.

Certes et même si l’appréciation reste subjective, Chantal Akerman ne réitèrera jamais l’accomplissement de Jeanne Dielman, accentuant encore l’aura exceptionnelle de cette observation entomologique de l’érosion du vivant par le déterminisme social et l'oxydation des habitudes.

Implacable, indémodable (remplacez le bouquin du fils par un smartphone et un demi siècle est effacé),  Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles relève de l'admirable, d'un bout à l'autre de son inexorable défilement. 

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