Le regard de l’homme sage

Actualité du 24/09/2024

 

A 94 ans et près de cinquante de films, Frederick Wiseman est un trésor vivant du réel au cinéma.

2023 fut une année faste pour celui qui se partage entre les États-Unis et le vieux continent. La réédition sur grand écran de Welfare, tourné en 1975 dans un centre d'aide sociale à New York, fut concomitante avec son adaptation théâtrale, réalisée par la metteure en scène Julie Deliquet et créée dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, en ouverture du Festival d’Avignon. Quelques mois plus tard, débarquait dans les salles Menus plaisirs, portrait de la famille Troisgros, cénacle incontournable de la gastronomie française.

Réalisés à 48 ans d’intervalle, ces deux titres traduisent une évolution des centres d’intérêt. Cette dernière décennie, Wiseman promène sa caméra dans des institutions dédiées à l’excellence de la pensée et de la beauté : la Comédie Française (1996), le Ballet de l’Opéra de Paris (2009), the London National Gallery  (2014), Jackson Heights (2016) quartier new-yorkais, modèle d’intégration.

Plus en amont, Welfare place des êtres, au bout du bout du déclassement, face à des salariés écartelés entre l’empathie et les règlements. Des épuisées confient leur détresse à des interlocuteurs attentifs et éreintés. La restauration de Welfare et cet automne, de Law and Order, (1969), Hospital (1970), Juvenile Court (1973) relèvent d’une époque où le filmeur posait sa caméra au ras du pavé, les pieds dans le cambouis.

 

Sans commentaire ni musique ni incipit, Wiseman donne à voir le quotidien : des policiers de Kansas City (Missouri), des soignants du Metropolitan Hospital Center de Manhattan, des clercs du tribunal pour enfants de Memphis (Tennessee). Si la présence de l’objectif canalise les attitudes, la durée des plans érode les conduites trop contrôlées. Ainsi un flic a du mal à maîtriser son exaspération et son racisme endémique. Un ambulancier confie à un vigile sa colère face aux rejets à répétition d’une femme sans police d’assurance. Le juge Turner, magistrat charismatique (photo), se partage jusqu’au désarroi, entre empathie et prééminence.

A défaut d’être grand public, les films de Wiseman sondent le Populaire, auscultent la classe moyenne, de part et d’autre de l’intérêt général. Quelles que soient les situations, des agents d’un service public se confrontent à un incommensurable inventaire de la condition humaine. Aux antipodes de tout manichéisme, le résultat est édifiant, souvent accablant parfois amusant : le policier transformé en médiateur entre un chauffeur de taxi et une cliente qui refuse de payer sa course.

Law and Order se clôt sur un discours du président Richard Nixon (1913-1994), qui promet plus d’autorité et de sécurité. Aux frontières du supportable, les ultimes séquences de Hospital (photo) montrent un homme qui se vide de son overdose et de son désespoir.

Par delà les époques, l’Amérique selon Frederick Wiseman examine une humanité fracturée dont le malaise et la complexité débordent la démagogie des idéologues et l’arrogance irresponsable des réseaux sociaux.

Photographies : Météore Films.

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