On le surnomme Le Pharaon. Son nom et son visage barrent les reproductions surdimensionnées des affiches qui tapissent la ville. George Fahmy (Fares Fares) est l’acteur phare du cinéma égyptien. Dans la sphère privée, séparé de son épouse, le quinquagénaire de confession copte, s’occupe mollement de son fils et partage son quotidien avec Donya (Lyna Koudri), une jeune actrice que beaucoup confondent avec sa fille.
Pour conserver sa luxueuse loge mobile et assurer la sécurité, un temps menacée, du fiston, l’acteur finit par accepter le rôle central d’une superproduction à la gloire du maréchal Abdel Fattah al Sissi, instigateur du coup d’Etat de 2013, puis élu président de la république d’Égypte en 2014 (avec 96,9 % des suffrages).
Au cours du tournage, Fahnny lie connaissance avec un groupe de dignitaires de l’armée, eux-mêmes surnommés Les Aigles de la République. L’appellation de la congrégation donne son titre au nouvel opus de Tarik Saleh.
Ultime volet de La Trilogie du Caire, le film boucle (pour l’instant) une fresque sur la corruption endémique au sein de grandes institutions de la société égyptienne. Le Caire Confidentiel (2017) suit l’enquête difficultueuse d’un inspecteur chargé d’élucider l’assassinat d’une vedette de la chanson. La Conspiration du Caire (2022) adopte un lieu quasi unique : Al-Azhar, université religieuse de la capitale cairote. Redevenue toute puissante sous le régime autocratique de al Sissi, l’armée pèse de toute son influence sur Les Aigles de la République.
Géomètre de la menace, orfèvre de la tension, Farid Saleh investit cette fois des registres inhabituels et ouvre son récit sous le signe de l’élégie cinéphile, pigmentée de comédie satirique. Les séquences d’ouverture rappellent ainsi que l’Égypte fut le seul état du Maghreb à se doter, dès les années 30, d’une florissante industrie cinématographique.
Par la suite, l'introduction de Fahmy, 1m86 de vanité et de fausse décontraction ; le descriptif de sa suite d’obligés et de courtisans, s’effectuent sous le signe du sarcasme. A cet effet, la séquence de la pharmacie puis l’échange autour de l’incarnation de l’illustre président, constituent deux perles d’une irrésistible férocité.
Passée les railleries, le réalisateur rejoint des registres plus familiers. Dans un premier temps rabroué par la star, le Dr Mansour (Amr Waked), émissaire des producteurs, développe une emprise proprement méphistophélique sur le plateau et à la périphérie du tournage.
La succession des péripéties n’est pas sans évoquer Sept jours en mai, suspense uchronique réalisé en 1964 par John Frankenheimer (1930-2002). En chemin Tarik Saleh s'offre une parade à grand spectacle qui se prolonge lors d'une effroyable équipée à l’intérieur d’un avion-cargo.
Tout ceci est solidement agencé. Manquent toutefois les zones d’ambiguïtés perceptibles chez Noureddine l’inspecteur, tiraillé entre éthique et ambition (Le Caire confidentiel) ou auprès d'Adam, l’étudiant qui devient une taupe pour surmonter ses complexes de transfuge de classe (La Conspiration du Caire).
Au même titre que Y, figure centrale de Oui, film de Navad Lapid sorti en septembre dernier, le musicien enrôlé puis broyé par des oligarques proches des nationalistes israéliens ; le Pharaon-histrion biaise, tergiverse et s'étiole face à la froide autorité du monolithique Mansour.
Servi par l’interprétation subtile de Fares Fares, aussi à son affaire dans la farce, la veulerie ou la séduction, Fahmy reste une figure velléitaire qui bat en retraite à chaque dilemme. Surnage un matamore vieillissant, voué à rejoindre les vénérables turfistes qui ouvrent et bouclent ce thriller polymorphe, au fatalisme ombrageux et palpitant.
Photographies : Yigit Eiken / Memento films.