Les zones grises

Actualité du 27/01/2024

Figure emblématique du cinéma indépendant d’outre-Atlantique, Todd Haynes amorça une réputation avec ses biographies déstructurées de David Bowie (Velvet Goldmine 1998) et Bob Dylan ( I’m not there 2006). Julianne Moore, son interprète fétiche, apparaît pour la première fois en 1995, dans Safe. L’actrice incarne une jeune femme affectée d’allergies exponentielles, qui la conduisent dans une clinique sectaire puis à l’intérieur d’une habitation isolée façon chambre stérile. Outre son propos visionnaire qui, à l’époque, présumait le culte de l’hygiénisme et l’inclination au repli sur soi, la bande d’anticipation s’attache à l’élaboration méthodique, d’un modus vivendi destiné à compenser des anomalies hors-normes, voire dissimuler des tropismes déviants.

Ainsi l’homosexualité constitue l’axe dramatique de Loin du paradis (2002) et Carol (2015). Situés dans la bourgeoisie américaine des années 50, ces deux succès internationaux, s’inscrivent en hommage à Douglas Sirk (1897-1987) et ses mélodrames, enluminés du technicolor, audacieux et subtil, de son chef opérateur Russell Metty (1906-1978).

Dans May December, la nostalgie polychrome cède la place aux pastels véristes d’un été à Savannah Bay (Georgie). Actrice renommée, Elisabeth Berry (Nathalie Portman) entame un séjour d’observation dans la famille de Graci Atherton-Yoo (Julianne Moore). Au seuil des années 2000, celle-ci, enseignante trentenaire et mère de famille, connut une liaison avec Gabriel, l’un des ses élèves de cinquième. Vingt ans plus tard, elle vit toujours avec ce jeune métis d’origine coréenne (Charlie Yoo), désormais son époux et père de leurs trois adolescents.

Elisabeth s’apprête à incarner Graci dans un film inspiré de sa relation scandaleuse. Afin de s’en imprégner et mieux soutenir le personnage, l’actrice va et vient dans un espace familial, où le père a des allures de grand frère et la mère, les intonations d’une institutrice. Bloc-note en main, Graci observe Gabriel qui élève des chenilles, pianotte sur les réseaux et végète devant un écran plat. Attentive et concentrée, elle suit Gracie dans ses classes d’art floral, elle goûte à ses cakes à l’ananas, elle écoute ses conseils sur le bon usage du blush et du rouge à lèvres.

 

Pourtant, invitée dans le collège des enfants, l’actrice avoue sa proximité avec les héroïnes sulfureuses telles Médée ou Hedda Gabbler. Seule dans une alcôve, elle se délecte dans la simulation d'une étreinte clandestine. De son côté, onctueuse, pernicieuse, Graci houspille les rondeurs de sa fille mais fond en larmes lorsqu’un gâteau est décommandé.

Gracie est-elle la mère courage qu’elle s’applique à composer ? De quelle manière Elizabeth désire-t-elle défendre Gracie ? Avec méthode, Todd Haynes gratte le vernis et traque les zones grises. Fidèle à lui-même, l’auteur sollicite les références. Récurrents, les longs gros plans sur les visages renvoient à Persona (1966), intense face à face entre une actrice et une infirmière sous l’objectif d’Ingmar Bergman.

Au diapason du maître suédois, Haynes sublime ses interprètes. Co-productrice du film, Nathalie Portman campe une intruse, pétrie de fausse modestie, qui avance avec la condescendance d’un vampire. Pour la cinquième collaboration avec son réalisateur, Julianne Moore se glisse dans cette matriarche déboussolée par l’éloignement de sa progéniture et les investigations de cette inquisitrice plus jeune, qui fissure des équilibres forgés dans une patience de fer.

Chronique d’un été, bousculée par les harmonies alarmantes de Michel Legrand et sa composition du Messager (Joseph Losey 1971), Todd Haynes livre, avec May December, un retable au féminin, doublé d’une radiographie de la passion, dont l’accomplissement romanesque assimile les influences et s’affranchit des toutes injonctions morales. Machiavélique mais tout en délicatesse.

Photographies : ARP Sélection.

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