Mécaniques de l’intime

Actualité du 26/08/2023

Une étudiante décroche une interview avec une écrivaine de renom. Souriante, disponible, celle-ci noie les premières questions dans un jeu de séduction. Une musique assourdissante, répétitive, écourte et renvoie l’entretien à plus tard.

La séquence d’ouverture d’Anatomie d’une chute, pose un personnage et amorce une action, qui se fondera sur des indécisions et des interrogatoires. Sandra (Sandra Hüller) a-t-elle provoqué la mort de son époux ou a-t-il basculé par accident ?

Patiente, attentive, dans un contrôle permanent, la suspecte affiche son sang froid et martèle son innocence. Simplement, d’origine germanique, demande-t-elle de passer du français à l’anglais, lorsque certains éclaircissements convoquent la complexité.

Creuser le même sillon toujours différemment, l'on peut définir ainsi le cinéma de Justine Triet. En osmose avec la journaliste de La Bataille de Solférino (2013), l’avocate en burn-out (Victoria 2016), l’analyste intrusive (Sybil 2019), Sandra est une romancière dont les occupations professionnelles colonisent la vie privée.

Au fil de reconstitutions, suppositions et prescriptions, les enquêteurs, son avocat (Swan Arlaud), les magistrats, l'auxiliaire de vie, dissèquent l’intimité de la suspecte, du couple et son enfant malvoyant (Milo Machado-Graner).

Anatomie d’une chute se place en référence à Autopsie d’un meurtre-Anatomy of a Murder, suspense de prétoire, réalisé en 1959 par Otto Preminger. Lors des assises qui occupent la seconde moitié du film, Justine Triet livre les minutes des débats et distord, au passage, les codes du film de procès.

Alors que, cheveux au vent, le défenseur semble dépassé par ses propres appréhensions, les débats se focalisent sur l’affrontement entre l’accusée et l’avocat général (Antoine Reinartz), moins proche du plaideur que du pitbull.

L’audition des témoins à charge, dont un psychiatre (Wajdi Mouawad), grisé par ses diagnostics, l’écoute de documents sonores-échanges tendus, enregistrés par la victime (Samuel Theis)-plongent plus profond dans les méandres de la sphère privée.

Les éblouissements d’une étudiante sous le charme de son enseignant, déclenchent une complicité lumineuse. Puis surgit l'épreuve qui fauche en plein vol. S'ensuit une ère de silences et de remords. La communion, l’émulation s’effacent derrière les aigreurs, les reproches, les suspicions, nourris par un Pygmalion déclassé vis à vis d’une Galatée honorée, toujours proche mais si distante. L’examen s’assimile à la mise en pièce méticuleuse d’une horlogerie confidentielle, engrenage qui, souvent, déstabilise les logiques et déconcerte les intelligences.

Vers la fin, une déposition chavire les jurés. Une conviction est entérinée. Mais, même après le verdict, l’opacité demeure. Au tout début du film, une balle rebondit jusqu'au bas d'un escalier. Le plan provient de L'Enfant du diable, réalisé en 1980 par Peter Medak, pas vraiment un film d'assises, plutôt une histoire de revenants. Force est de reconnaître que les fantômes demeurent, au terme d'une œuvre dont la précision et la maîtrise n’ont d’égales que la finesse et l’invention, en particulier dans l'utilisation des sons.

Ciselé à la Mankiewicz, chirurgical façon Bergman, Anatomie d’une chute  s'absorbe d'une traite, infuse un long moment et touche au firmament du cinéma.

Photographies: Les Films Pelléas et Films de Pierre.

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