Monsieur l’Architecte. François Mitterrand s’adressait ainsi à Johann Otto von Spreckelsen, l’édificateur de l’hypercube appelé à surplomber le quartier de la Défense, dans le prolongement de l’obélisque de la Concorde et l’Arc de Triomphe du carrefour de l’Étoile.
Dès son élection au printemps 1981, le nouveau président de la république française lance un programme de réalisations culturelles somptuaires : Opéra Bastille, Grande Bibliothèque, Pyramide du Louvre et un immeuble monumental destiné à étirer l’axe historique de Paris.
Cette dernière opération est attribuée au projet conçu par Johann Otto von Spreckelsen (Claes Bang découvert dans l’excellent The Square, film de Ruben Östlund, Palme d’or du Festival de Cannes 2017), un ingénieur danois qui ne compte que quatre églises à son catalogue.
La construction de l’édifice, inauguré le 14 juillet 1989, fut restituée en 2016 dans La Grand Arche, récit historique de Laurence Cossé.
De son côté, Stéphane Demoustier est entré en cinéma par la réalisation de films documentaires, en particulier pour la Cité de l’architecture. Je filmais des bâtiments, je me posais en permanence des questions du rapport à l’espace, à la lumière. Ce n’était pas si mal pour apprendre le cinéma.
Après Megalopolis et The Brutalist, L’inconnu de la Grande Arche est le troisième film qui, depuis septembre 2024, se penche sur les déboires d’un architecte. Megalopolis s’apparente à un auto-portrait de Francis Ford Coppola, précurseur solitaire, en butte pour le meilleur et le pire, avec l’industrie hollywoodienne. Avec The Brutalist, Brady Corbet déroule une allégorie sur l’ignorance arrogante et l’avidité décomplexée des puissants, cristallisées dans les actuelles gesticulations trumpistes.
Il n’en va pas de même entre le président florentin (formidable Michel Fau tout en intelligence pateline) et le bâtisseur droit dans ses sandales. Le premier reste soucieux de marquer son règne, le second se retrouve au pied de l’œuvre de sa vie. Insolite et inénarrable, la séquence au cours de laquelle, au mitan des Champs Elysées, Spreckelsen et Mitterrand, vérifient par eux-mêmes la perspective dont le président s'estime comptable devant la nation, témoigne des accents singuliers de l’adaptation.
L’inconnu de la Grande Arche s’ouvre donc sur le ton de la comédie, lors des introductions officielles, reconstitutions moqueuses des protocoles empesés, indissociables de notre monarchie républicaine. Puis advient la tension, lorsque Preckelsen, arc-bouté sur ses principes, fidèle à ses visions, se heurte aux contingences techniques, aux injonctions normatives et autres aléas politico-économiques.
Les nuages s’amoncèlent autour de l’édification et, à l’épilogue, l'impitoyable réalité des faits supplante les péripéties parfois fantaisistes de la fiction.
Fable limpide et attendue sur l’intégrité du créateur confrontée à l’adversité des contempteurs et la versatilité des commanditaires, L’inconnu de la Grande Arche se garde néanmoins du manichéisme démonstratif. Stéphane Demoustier délimite une garde rapprochée autour de Spreckelsen, à commencer par son épouse (Sidse Babett Knudsen). Caractère absent du livre, Liv devient le révélateur des humeurs du démiurge, de ses certitudes inébranlables jusqu’aux cruautés paranoïaques.
Andreu l’architecte délégué (Swan Arlau) s’avère un partenaire critique mais respectueux des partis pris de son homologue. Subilon (Xavier Dolan) se comporte comme un technocrate soucieux des deniers de l'état mais sans trop entraver les options du concepteur. Des hommes de plutôt bonne volonté se confrontent à un interlocuteur monolithique dans ses visions de verre et de calcaire. De part chez nous, les temps sont décidément bien durs pour les compromis.
Tricherie sportive (Terre battue 2014), la présomption d’innocence à l’épreuve des réseaux sociaux (La Fille au bracelet 2019), la condition des personnels pénitentiaires (Borgo 2023), Stéphane Demoustier porte sur son temps un regard d’anthropologue, dialecticien éclairé, qui s'arrête ici sur le fait du prince (humaniste et mégalomane), l’utopie de l’artiste (visionnaire et illuminé), à l’épreuve du court-termisme et des lois des marchés.
Voilà un filmeur attentif, discret et éclectique qui mérite tous les intérêts.
L’on remarquera pour terminer que L’Inconnu de la grande arche est tourné au format 4/3. Une image carrée pour un film sur un cube, la logique est préservée.
Photographies Le Pacte Distribution.