Regard hagard, diction pâteuse, Beau Wasserman (Joaquin Phoenix) confie à un analyste jovial comme un nounours (Stephen McKinley), ses réticences à rejoindre sa mère (Patti Lupone) pour son anniversaire. Dans l'urgence, le praticien prescrit un tout nouveau tranquillisant, à ingurgiter impérativement avec un émulsifiant liquide.
Le simple achat d’une canette d’eau devient le point de départ d’une odyssée aux enfers qui conduit Beau de son immeuble insalubre vers une villa pavillonnaire où un couple lui offre le statut de fils aîné. Confronté à la ferme hostilité de sa sœur cadette, Beau s’enfuit dans une forêt, au sein de laquelle une troupe de comédiens peaufine son spectacle. Il assiste à la représentation, échappe de peu à une fusillade, avant de s’échouer au seuil de la villa maternelle.
Sur place, Beau traverse une série d’épiphanies : retrouvailles, épectase et résurrection. Face aux imprécations matriarcales, nouvelle carapate, cette fois sur un lac, à la barre d’un canot dont le moteur expire au cœur d’une arène nautique.
Hérédité (2018-2H02), Midsommar (2019-2h27), pour Beau is afraid, Ari Aster, étire encore la durée (2H57), toujours au service de ses thèmes de prédilections : mère oppressive, famille dysfonctionnelle. Film fleuve oblige, à ces obsessions récurrentes se greffe le panorama d’un monde surarmé, pétrifié dans les diktats consuméristes et la brutalité paranoïaque. La culture et les artistes se terrent dans les marges et les relations humaines oscillent entre ultimatums et passages en force.
Entreprise dantesque, Beau is afraid avance par tableaux. Ari Aster empile les épisodes, aligne les expressions (cinéma, théâtre, dessin animé) et compile les influences. Si la première moitié emprunte aux constructions neurasthéniques de Charlie Kaufman (Synecdoche, New York 2008), épicées par l’ironie cartoonesque des frères Coen, façon Arizona Junior (1987) ou Intolérable cruauté (2003). Le segment sylvestre convoque le lyrisme mystique (et passablement ampoulé) d’un Terrence Malick (The Tree of Life-2011 etc...). Les retrouvailles avec la mère réveillent les étalages de linges sales chers à Tennessee Williams, dramaturge, auteur entr’autres de La Ménagerie de verre (1954) et La Chatte sur un toit brûlant (1956). L’escapade finale, conclue par la comparution face à un tribunal-gynécée, rappelle La Cité des femmes, réalisé en 1979 par Federico Fellini, par ailleurs l’un des cinéastes de prédilection d’Aster.
A contretemps d’un Tom Cruise ou Brad Pitt qui prolongent une masculinité aussi conciliante qu’inoxydable, Joaquin Phoénix, marmonne, pleurniche, s’épouvante tout au long de l’épopée kafkaïenne à laquelle il soumet un corps alourdi et régulièrement tuméfié.
Certes l’intérêt du spectateur s’érode parfois dans les méandres de ce labyrinthe ahurissant qui, à la narration, privilégie l’accumulation. Mais force est de reconnaître que la boursouflure ne manque ni de pertinence, ni d’ambition.
Beau is afraid, une œuvre-monstre, une œuvre-monde à la fois triviale et lettrée, parfois foutraque, tantôt éblouissante, chaotique et imparfaite à l’image du sociopathe qui lui sert de héros. Derrière sa nostalgie névrotique et ses jérémiades velléitaires, Beau dissimule une impuissance endémique, très éloignée des injonctions virilistes célébrées ou stigmatisées par les thuriféraires ou les passionarias du moment. État des lieux d’une époque et d’une condition masculine, Beau is afraid est un futur film culte, à découvrir dès maintenant, histoire d’être en avance.