En 2022, David Cronenberg sortait de huit années de silence et signait Les Crimes du futur. Pour l’occasion, après A History of Violence (2005), Les Promesses de l’ombre (2007), A Dangerous Method (2011), le cinéaste renouait avec Viggo Mortensen. L’acteur se glissait dans la carcasse d’un artiste-performeur qui extirpe de ses entrailles des tumeurs artistiques, symptômes-symboles de sa beauté intérieure.
Deux ans plus tard, le bonhomme désormais octogénaire, convoque un autre fidèle. Présent lui aussi dans Les Promesses de l’ombre puis A Dangerous Method, Vincent Cassel s’approprie la physionomie et la silhouette du filmeur pour personnifier Karsh, homme d’affaire affecté par le décès de son épouse vaincue par un cancer généralisé. La disparition dans les mêmes circonstances de Carolyn Eifman, proche collaboratrice et conjointe de Cronenberg de 1977 à 2017, pèse sans aucun doute sur ce diptyque tardif.
Qu’on en juge : Les Linceuls désignent les combinaisons qui enveloppent les dépouilles inhumées au sein des cimetières développés par Karsh. Ces fourreaux connectés permettent aux clients-visiteurs de suivre, via les écrans encastrés dans chaque pierre tombale, l'altération des corps ensevelis. Comme l’on s’en doute, Becca, l’ex égérie de Karsh, réside dans l'une de ces nécropoles 2.0.
Le veuf-promoteur est à la fois le courtier et le premier utilisateur de ce dispositif high-tech qui prolonge l’affliction jusqu’aux étapes ultimes de la décomposition. Cette humeur funambulesque, précipité d’abattement et d’infatuation, se brouille lorsque des nodules mystérieux se distinguent sur certains corps ensevelis.
Diane Kruger ponctue l’anomalie mystérieuse. Tel un fantasme récurrent, l'actrice endosse, tour à tour, le spectre disloqué de Becca, la malice hirsute de Terry, la sœur de la disparue ; et les intonations de Hanny, avatar qui gère l’agenda et recueille les confidences de Karsh.
L’anatomie d’un deuil se double d’une intrigue d’espionnage, régulièrement relancée par l’intervention de figures interlopes : le docteur Zhao (Jeff Yung) oncologue sibyllin, Soo-Min (Sandrine Holt) commanditaire fiévreuse, Maury (Guy Pearce) programmeur débraillé et beau-frère de Karsh .. .
Multiplication des personnages, multiplicité des conversations, constellées de sentences iconoclastes (le deuil pourrit vos dents) et de réparties révélatrices d’un désespoir teinté d’humour noir, David Cronenberg tisse une toile confondante. L’e labyrinthe tient de l’itinéraire référencé (géométrie des espaces, dualités schizophréniques, chirurgies ritualisées, fétichisme de la cicatrice : the Cronenberg Touch) et du conte visionnaire qui propulse jusqu’aux poussières l'obsession du contrôle et la collecte des données.
S’y ajoute encore et par dessus tout, un chemin de résilience suivi par un créateur qui, des films d’exploitations de ses débuts jusqu’aux lustres des grands festivals, ne cesse de combiner les chairs et les machines dans des spéculations, viscérales par leur imagerie et subversives par la finesse de leurs anticipations. A cette confondante intelligence s’additionne ici, une mélancolie profonde où la tristesse de la perte se pare d’une minutie fataliste, révélatrice d'une indéfectible élégance.
Précurseur de l’horreur corporelle, dont l’arborescence s’étend jusqu’au théâtre et aux arts plastiques, David Cronenberg professe un romantisme organique. Ses Linceuls crépusculaires, voire testamentaires, témoignent qu’il demeure aux avant-postes d’un genre qu’il ne cesse de pousser jusqu’aux ultimes limites de son imaginaire, de son intensité affective, de sa sidérante poésie.
Photographies : Pyramide Distribution.