Pellicules versus pilules

Actualité du 19/03/2023

Elles étaient amenées à se rencontrer. D’un côté Nan Goldin, artiste photographe dont l’œuvre combine sociologie et autofiction. De l’autre, Laura Poitras cinéaste du réel dont les derniers opus s’attachent aux lanceurs d’alerte : Edward Snowden (Citizen Four, Oscar du documentaire 2015) et Julian Assange (Risk 2016).

Toute la beauté et le sang versé désigne à la fois le nouveau film de Laura et une citation de Barbara. Internée en psychiatrie, à la demande de ses parents, la sœur aînée de Nan s’évadera pour se jeter sous un train. Découverte d’une sexualité jugée déviante, éducation coercitive, dépression, suicide, le secret est dévoilé, preuves à l’appui : lettres, photos, certificats.., par la cadette qui puise dans cette tragédie la vocation d’une vie.

Sisters, Saints and Sibyls, dont des extraits ponctuent le film et surtout, The Ballad of Sexual Dependency, journal intime décliné sous forme de diaporama, qu’elle chapitre depuis 1981, le travail de Nan Goldin explore les transgressions, les fulgurances et les précipices d'une contre-culture, réponse viscérale d’une jeunesse démolie par la bien-pensance, sise dans un coin du Massachusetts.

Les photos de Nan Goldin fixent sa famille élargie qui s’élargit dans les années 80, dans le Bowery, quartier de New York balisé de galeries empiriques, de squats, de bars féministes. Nan commente ses images. Scrupuleuse, sans pathos, elle s'attarde sur une sexualité à la fois débridée et assumée, sur son passé de travailleuse du sexe. Dans un détachement désarmant elle raconte comment elle réussit à convaincre un chauffeur de taxi de griller quelques feux rouges

Sa vie bascule à nouveau lorsque, suite à un acte chirurgical, elle tombe en addiction à l’OxyContin. Produit par la Sackler Company, cet antidouleur à base d’opioïdes causa plus de 500 000 décès, depuis sa commercialisation en 1996. Or, mondialement adoubée, la photographe expose au Moma et à la galerie Guggenheim de New York, à la Tate Galery de Londres, établissements largement mécénés par la firme Sakler. Il s’ensuit un choc thermique qui débouche sur la création de PAIN (Prescription Addiction Intervention Now).

Outre les ravages du médicaments, Laura Poitras documente les opérations : die-in (sit-in étendu sur le sol), lancers d’ordonnances ou de flacons pharmaceutiques.., ourdies par le groupe, dirigé en habile stratège par Goldin elle-même. Au delà de leurs impacts médiatiques, ces opérations-commandos questionnent le rapport des artistes et des institutions, face aux puissances d’argent qui s’achètent prestige et bonne conscience, par des gestes bienfaiteurs, profitant au passage de généreuses aubaines fiscales.

Le propre d’un grand film est de proposer de multiples niveaux de lecture. Ici, Laura Poitras capte la clairvoyance déterminée de la narratrice qu’elle contextualise avec l’évolution d’un art, les mœurs d’une époque et les mécanismes d’une économie. Le charisme tranquille de Nan Goldin, le montage limpide qui valorise un matériau pléthorique, sans verser dans la saturation, participent à l’attractivité du projet.

Gorgé d’éclairs et de fureur, le film se clôt sur le silence : celui des héritiers Sakler atones devant le désastre, celui des parents de Nan, aperçus de loin, auprès de leur petit pavillon qu’ils n’ont jamais quitté.

Pour sur, Toute la beauté et le sang versé est un grand film.

 

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