Petits arrangements avec le Mal

Actualité du 09/02/2024

Les Höss forment une famille sans histoire. Apprécié de ses supérieurs, Rudolf, le père (Christian Friedel), est un cadre soucieux d’accélérer le traitement des unités. Hedwig, son épouse (Sandra Huller), veille à l’éducation des leurs quatre enfants et dirige le petit personnel avec autorité. Femme d’intérieur et d’extérieur, la maîtresse de maison se montre particulièrement fière de son jardin avec bassin-piscine. Même si elle cède les articles de lingerie à ses domestiques, elle accepte volontiers les cadeaux : bijoux, manteau de vison.., que lui offre Rudolf. En osmose avec la bienséance méritocratique, le couple compose un foyer qui exhale le charme discret d’une bourgeoisie.

A ceci près que nous sommes en 1942, que la villa de rêve se situe au pied de l’enceinte barbelée d’Auschwitz, camp d’extermination dont Rudolf Höss assure la direction.

Au cinéma, le génocide juif par les nazis, est sujet à diverses formes de traitement. Nuit et Brouillard (Alain Resnais 1956), Shoah (Claude Lanzmann 1985) relèvent du témoignage-documentaire. Parmi les fictions récentes : La Liste de Schindler (Steven Spielberg 1993), La vie est belle (Roberto Begnini 1997), Le Fils de Saul (Lazlo Nemes 2015) optent pour la reconstitution voire l’immersion au sein de l’abominable.

Adapté du roman publié en 2016 par le britannique Martin Amis, La Zone d’intérêt aborde la Solution finale, du point de vue des tortionnaires et plus particulièrement du couple formé par le gouverneur et sa conjointe, adultes parfaitement au fait des activités en lice dans le centre d’internement.

Petits arrangements avec le mal. De part et d’autre du mur, Rudolf pratique le cloisonnement. En famille, il arbore volontiers un costume immaculé, tel un chevalier blanc qui joue avec ses enfants et contemple l’espace familial si bien entretenu par sa moitié. Malgré les émanations incessantes des cheminées et des locomotives, Hedwig préserve l'habitation de cette poussière, qui provoque la panique du père lorsqu’elle flotte au fil de la rivière où se trempe sa progéniture.

Les enfants parlons-en : insomnie pour la sœur, perplexité d’un frère, face à des cris, aboiements, coups de feu qui sourdent de sa fenêtre. Mais l’aîné, très bien élevé, marche sur les traces de son père. Un jour, Hedwig est visitée par sa mère. Effarée par le grondement et l’odeur, l’aïeule écourte son séjour. Décidément ici, la douceur de vivre possède un goût de cendres qui, par ailleurs, fortifient les rosiers.

Avec ses caméras de surveillance qui quadrillent le lebensraum des Höss, Jonathan Glazer, aborde l’ignominie ordinaire dans une neutralité distanciée. Cependant, comme effarouché par la radicalité de son dispositif et afin de bien certifier son aversion vis à vis de ces sujets obnubilés par leur confort et leur progression sociale, le réalisateur, venu du vidéo-clip et de la publicité, parsème des effets de style, étire des fondus au noir, qui surdramatisent autant qu’ils abrasent ses partis pris et la confiance fondée sur la clairvoyance du spectateur.

S'il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. La maxime d’Hannah Arendt trouve un écho édifiant chez Rudolf lors de ses ablutions furtives ou dans les postures d’Hedwig, pétrie de vanité mesquine. Mais par delà le contexte historique, le film s’impose comme une fable très contemporaine autour du déni, qui sur une terre de moins en moins respirable, abuse une humanité de plus en plus grégaire.

J’entends respirer un monstre, j’entends s’affaiblir le souffle de la démocratie. Extraite du journal Le Monde du 7 février dernier, la phrase de la Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature 2014), qualifie notre époque comme elle résume très bien La Zone d’intérêt.

Photographies : Le Pacte distribution.

 

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