Elle se prénomme Anora mais elle préfère Ani. Pourtant, ses origines slaves la propulsent au mitan de la virée d’Ivan (Mark Eydelshteyn). Le temps de quelques ondulations bien arrosées et la strip-teaseuse devient la dame de compagnie du client jeune et sympa, pour lequel la vie se résume en un immuable parc d’attraction. Entre l’escort et l’héritier, se noue une idylle insouciante mais scrupuleusement tarifée, qui transporte le couple, des frimas new-yorkais aux lustres de Las Vegas, d’une prestation de lap-danse à une officine de mariage.
Les analogies ne manquent pas entre Ani et Moonee, fillette livrée à elle-même dans la périphérie de Disney World (The Florida Project 2017) ou Stawberry, serveuse de fast-food débauchée par une ex-star du porno (Red Rocket 2021), protagonistes des deux précédents opus de Sean Baker. Avec Anora, ce dernier agrémente sa galerie de laissés-pour-compte qui, à l’indignation ou la révolte , optent pour des idéaux rapiécés et sans lendemain.
Le retour à la maison (dans une résidence sécurisée) coïncide avec l’irruption de Garnick (Vache Tovmasyan) et Igor (Yuriy Borisov, découvert dans le très vif et délicat Compartiment n°6 réalisé en 2021 par Juho Kuosmanen). Le duo est au service de Toros (Karren Karagulian), parrain chargé par les parents, de veiller sur les frasques de son filleul. La suite annonce un retour au réel, à la violence programmatique. Mais, cette fois et sans divulgâcher, rien ne se passe comme prévu. Les gorilles tergiversent. Résultats : le gamin se carapate, sa moitié se cambre sur ses droits d’épouse ; et les hommes de main baissent les bras.
Dans le sillage du triomphe planétaire tourné en 1990 par Garry Marshall, Baker tord le cou à Pretty Woman, sans pour autant dévier des registres de la comédie. Construit en quatre temps et un épilogue, Anora relève du véhicule fabriqué aux mesures de son interprète principale. Découverte au cinéma dans Il était une fois à Hollywood (Quentin Tarentino 2019), Mikey Madison a, pour l’occasion, étudié le russe, travaillé l’accent new-yorkais et peaufiné sa forme physique. La préparation consciencieuse porte ses fruits lors de la confrontation entre Ani, Toros et ses sbires, ahurissant précipité de vaudeville burlesque et de performances circassiennes.
Par la suite, la traque de Ivan le Fantasque, prend l’allure d’une virée russo-arménienne dans les bar à strip-tease de Brooklyn. Brouillonne et bigarrée, l’équipée réveille le pittoresque interlope propre à Meurtre d’un bookmaker chinois (John Cassavetes-1976) ou The King of Marvin Garden (Bob Rafelson 1971).
L’arrivée des parents de Ivan, lors du quatrième acte, n’entame en rien l’alacrité ambiante. Ton fils te déteste tellement qu’il a épousé une pute !, assène Ani à sa belle maman, qui témoigne qu’en Russie, la brutalité oligarchique n’est en rien un monopole viriliste.
Sean Baker tempère sa radicalité acidulée, l’espace d’une comédie romantique en creux, qui dévisse le rêve et les poncifs hollywoodiens. Anora déroule un conte initiatique foutraque et savoureux, augmenté par la vitalité de son actrice et la roborative faconde de ses partenaires. Le baisser de rideau, se résume en un plan-séquence glacial et engoncé, où pointe enfin, un sentiment partagé, déclic pour le spectateur d’une profonde émotion.
Photographies : Le Pacte.