Au cinéma la loi des séries s’appuie parfois sur des projets planifiés. Figurent, entre autres, dans cette catégorie : Trois Couleurs-Bleu Blanc Rouge, triptyque réalisé entre 1992 et 1993 par le réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski (1941-1996), Le Seigneur des Anneaux, trois films tournés au seuil des années 2000 par Peter Jackson, La Trilogie grenobloise, livrée en 2003 par Lucas Belvaux, jusqu’à la toute récente Trilogie d’Oslo du norvégien Dag Johan Haugerud.
Mais le plus souvent, du corpus Edgar Poe-Roger Corman (sept films tournés entre 1960 et 1964), Le Parrain (pour le meilleur), jusqu’aux franchises Marvel et Cie (pour le pire), les déclinaisons sérielles découlent de la simple exploitation d’un succès commercial.
La trilogie Pusher relève toutefois d’un cas atypique.
Né au Danemark en 1970, fils d’une photographe et d’un monteur de cinéma, Nicolas Winding Refn passe une large partie de son adolescence à New York où, à l’encontre d’une scolarité régulière, il fréquente avec assiduité des salles de cinéma interlopes et le public qui va avec.
À 18 ans, retour à Copenhague. Le jeune homme reprend sa fréquentation des bas quartiers et entame la réalisation de courts-métrages, tournés la plupart du temps dans la maison familiale.
Pas de réflexion, pas d’histoire, juste de l’action. Le réalisateur définit ainsi ses essais extravagants, voire choquants.
En vue d’intégrer la National Film School de Londres, il tourne et interprète Pusher (Dealer), un court influencé par sa découverte du Mean Streets de Martin Scorsese (1973). Mais décidément peu tenté par les cursus académiques, NWR décrète qu’il est urgent de passer au long format.
Ce sera un film de gangsters.
Une donation maternelle de 10 000 euros, la participation de Zentropa, firme cofondée en 1992 par Lars Von Trier, Caméra d’or au Festival de Cannes 1984 pour le prometteur Element of Crime, ajoutées à l’aide inattendue de la commission du film danois, permettent de boucler le budget.
Co-écrit par Jens Dahl, pas un très bon écrivain mais qui savait comment présenter les choses et appliquer une structure qui tenait debout, Pusher reprend la trame du court homonyme.
Coincé par la brigade des stups, Franck (Kim Bodnia), détruit le sac d’héroïne qu’il vient de négocier. Criblé de dettes, harcelé de toutes parts, le dealer se lance dans une course contre la montre, jalonnée de menaces et de coups tordus.
Tournée en hiver 1995 à la façon d’un reportage in situ dans les rues de Copenhague, la fuite en avant se double de l’étude d’un milieu, peuplé de figures fragiles (Vic-Laura Drasbaek), de complices instables (Tonny-Mads Mikkelssen dans sa première apparition au cinéma) ou de caractères dangereux mais en apparence ordinaires jusqu’à susciter une certaine empathie : Milo (Zlatko Buric) le parrain gourmet et patelin, Radovan (Slavko Labovic) son homme de main qui rêve d’ouvrir un Kebab.
Le thriller dévale sur un rythme sans faille et propose une représentation frontale mais responsable des séquences violentes. Ces caractéristiques seront à nouveau perceptibles dans les deux épisodes à venir.
Diffusé au Danemark en 1996, Pusher passe sous les radars du public et de la critique institutionnelle, focalisés par la lame de fond provoquée par Breaking the Waves de Lars Von Trier. La bande décroche néanmoins un distributeur en Suède, en Norvège et surtout en Angleterre où il rencontre un accueil aussi conséquent qu’inattendu.
Ce succès lui ouvre la porte des Etats-Unis. Mais Pusher ne sortira que dans quelques villes, sans matériel publicitaire.
De retour au Danemark, NWR fonde sa société de production et s’attelle à Bleeder (photo). Sorti en 1999, animé par le trio majeur de Pusher (Bodnia, Mikkelsen, Buric), le film détaille les réactions désemparées d’un homme introverti à l’annonce de sa prochaine paternité.
Une fois encore, Bleeder n’attire pas les foules, ce qui n’empêche pas son auteur de se lancer dans Inside Job, son premier projet américain.
Acteur phare, suite à ses collaborations avec Spike Lee (Mo Better Blues 1990, Jungle Fever 1991) et les frères Coen (Miller’s Crossing 1990, Barton Fink 1991) John Tuturro incarne un inspecteur de police qui enquête sur le meurtre de son épouse… enceinte.
Inside Job a été un échec terrible et, à titre personnel, une banqueroute financière. La banque voulait son argent. Il fallait trouver un million de dollars et le film marchait nulle part, avec une distribution minimale et une critique très dure.
Donc, que faire ?
Malgré le revers financier, le directeur de Nordisk Film appartient au happy few qui apprécient Bleeder et Inside Job. Le producteur suggère au filmeur aux abois de tourner un nouveau Pusher. Une brève réflexion et celui-ci lui propose de fabriquer non pas un mais deux Pushers dans la foulée.
Sous titré, Du sang sur les mains, le second épisode ressuscite Tonny-Mads Mikkelssen. À l’instar de l’auteur, à l’époque jeune père criblé de dettes, Tonny sort de prison, tente de renouer avec son paternel, Smeden dit Le Duc (Leif Silvester Pedersen), caïd du trafic de voitures haut de gamme. Il découvre en outre qu’il a un enfant, négligé par sa mère toxicomane (Anne Sarensen).
L'instinct paternel, la descendance constituent à nouveau l’axe central du troisième volet. En préambule à L’ange de la mort, Milo (Zlatko Buric) participe à une réunion des toxicos anonymes. Puis le restaurateur s’en va préparer le repas des 25 ans de sa fille Milena (Marinela Dekic).
Pendant les préparatifs, le business suit son cours. À défaut d’héroïne, Luan, son fournisseur (Kujtim Loki) lui propose des pilules d’ecstasy. Milo décide d’écouler ce nouveau type de marchandise.
Mobilité de la caméra, action concentrée dans le temps (quelques heures pour le chapitre 3), recours à des interprètes professionnels et amateurs (dont pas mal de voyous et de truands patentés), les nouveaux segments reprennent les options formelles du modèle original.
Toutefois, dans l’écriture, NWR intègre les 9 années qui séparent le Pusher originel de ses deux prolongements. Tommy, Milo et Radovan ont pris de l’âge, de même que leurs interprètes. Sans nuire à la rythmique du récit, les caractères prennent le pas sur la cascade d’évènements.
Du sang sur les mains s’assimile à un parcours d’apprentissage, L’ange de la mort à un requiem. La tragédie n’est jamais très loin. L’épisode II convoque les la Phèdre de Raciné et la folie de Richard III. Saturé de nourritures, noyé dans la viande, le volet ultime pique au Roi Lear et ses héritières plus ou moins dignes. Enfin, les caractères féminins conquièrent une place et une envergure négligées dans une matrice, à l’origine très testostéronée.
La diffusion internationale, en 2006, de la désormais Trilogie Pusher occasionna une première sortie française du triptyque et propulsa son géniteur parmi les auteurs à suivre.
Bronson (2008), Le Guerrier Silencieux (2009) et, en 2011, le triomphe international de Drive (où il est encore question de crimes et de paternité) confirmèrent ce statut.
Par la suite et jusqu'à présent, avec Only God Forgives (2013) et The Neon Demon (2016), Nicolas Winding Refn s’est quelque peu fourvoyé dans les arabesques maniéristes, avant de se tourner vers les séries satellisées.
Quoi qu’il en soit, trente (ou vingt) ans après, cette trilogie frappée du sceau de l’échec et du pragmatisme, demeure une épopée furieuse, profonde sur la dialectique du Bien et du Mal. Se révèle encore l'examen d'une humanité cosmopolite, la peinture d’une mafia arrogante ou matoise qui cause danois, suédois, slave, albanais, arabe mais jamais italien.
J’ai toujours pensé qu’il était plus intéressant que les personnages aient une moralité ambiguë, parce que, pour le public, c’est une faiblesse qu’il reste important de comprendre. Ce sont des êtres pour lesquels on peut avoir une certaine admiration mais auxquels on ne peut pas non plus s’identifier.
On ne saurait mieux que Nicolas Winding Refn lui-même, résumer l’esprit de Pusher, une fresque de bande, un catalogue de gueules, de tronches (et d’interprètes) inoubliables. Un monument de fureur et d'acuité.
Certes l'écosystème est escarpé et les bestiaux peu fréquentables. Mais bon sang, quelle équipée !
Projection exceptionnelle de la Trilogie Pusher, vendredi 5 septembre, à partir de 18h30, cinéma Utopia-Manutention Avignon.
Chaque film peut être vu séparément : Pusher I 18H30 ; Pusher II 21H ; Pusher III 22H45.
Les citations en italiques sont extraites de l'interview de Nicolas Winding Refn, publiée dans le dossier de presse de la réédition.
Réservations : https://www.cinemas-utopia.org/avignon/
Photographies : Joker Films