Un homme creuse au cœur d’une étendue surplombée d’un arbre mort. L’environnement minimaliste renvoie au décor stipulé dans les didascalies de En attendant Godot. La pièce de Samuel Beckett (1906-1989) est par ailleurs nommément citée dans l’une des dernières séquences de Un simple accident.
À priori, le parallèle a de quoi surprendre. Car, de la lande de Godot (1952) au tumulus de Oh les beaux jours (1961), en passant par le soupirail de Fin de partie (1957), le théâtre de l’écrivain irlandais se plante dans l’immobilité ; alors que le cinéma de Jafar Panahi se construit souvent sur l’itinérance.
Mais de quoi est-il question ? Une embardée automobile amène un couple et leur fillette dans un garage. Les nouveaux venus figent Vahid (Vahid Mobasseri), le mécanicien, dans la stupéfaction. Par la claudication du conducteur, il reconnaît Eghbal alias La Guibole (Ebrahim Azizi), le geôlier qui lui a plusieurs fois bandé les yeux avant de le torturer.
S’ensuivent une filature et un enlèvement jusqu’à la fosse évoquée plus haut, là où le captif sera enterré vivant. Mais les dénégations véhémentes du condamné installent le doute. Après l’avoir bâillonné puis étourdi, Vahid, au volant de son fourgon, se lance dans une quête d’identification.
La démarche le mène vers Shiva (Maryam Afshari), photographe de mariage, un couple de futurs mariés et, pour finir, un escogriffe sanguin. Les unes et les autres participent d’un équipage qui déroute le thriller vers la comédie picaresque.
La voiture est un espace de sécurité relative.. . La voiture permet de créer cet espace sûr à l’extérieur. Et il faut bien un moyen pour déplacer les personnages.
Condamné en 2010 à 6 ans de prison pour propagande contre le régime des mollhas, emprisonné, placé en liberté conditionnelle, assigné à résidence ; Jafar Panahi n’a cessé de réaliser, à l’intérieur de son salon (Ceci n’est pas un film 2015) ou dans l’habitacle d’un véhicule. Ainsi dans Taxi Téhéran le réalisateur conduit lui-même plusieurs clients, voyageurs-révélateurs de l’état de la société iranienne en 2015.
Tant qu’à son identité, qu’au sort à lui destiner, la camionnette devient un lieu d’interrogatoire, un théâtre de débats, un point de questionnements. Le réveil des douleurs enfouies transforme une photographe réservée, une épouse mutine, en êtres à jamais écorchés.
Dans ce périple philosophique, Jafar Panahi jongle avec la tension et la comédie, épaulé par ses interprètes qui transportent ce projet périlleux (à l’instar de ses films précédents, le tournage s’est effectué dans la clandestinité). Une halte sur un parking engendre une loufoque ironie, un passage dans une maternité atteint un sommet de suspense et de tendresse. De l’échappée picaresque s’insinue une errance métaphorique sur la résilience et la culpabilité. Vers le dénouement, le long plan-séquence qui clôt le trajet constitue un climax aussi dense que stupéfiant.
Si Godot tarde à venir, l’inhumation d’Eghbal peine à advenir.
Au terme de la pièce de Beckett, Vladimir et Estragon, comme tous les soirs, se disent à demain au même endroit. À la fin d’Un simple accident, un cliquetis furtif, lancinant, instille auprès de Vahid une endémique intranquillité. Chez Samuel Beckett et Jafar Panahi ça ne finira jamais. Un simple accident déclenche une plongée inattendue, profonde et bouleversante dans les multiples tréfonds de l’ humanité.
Photographies : Memento Films.
Les citations de Jafar Panahi sont extraites de l'interview publiée dans le magazine Positif d'octobre 2025.