Récits de Recife

Actualité du 16/11/2023

Kleber Mendonsa Filho a-t-il lu Georges Perec ? Quoi qu’il en soit, Portraits fantômes reprend l’une des contraintes d’Espèces d’espace, essai publié en 1974. Dans ce journal d’un usager de l’espace, l’écrivain classe par superficie ses aires du quotidien : la page, le bureau, la chambre, l’appartement, l’immeuble etc.. . En 2023, le cinéaste brésilien transpose ce dispositif dans son documentaire autobiographique.

Découpé en chapitres, Portraits fantômes sillonne Recife, la ville natale de l’auteur. Le premier segment s’attache à l’appartement de Setubal, à 250 mètres de l’océan. En premier lieu, sont recensées les modifications liée aux allées et venues familiales. Au fil du temps, l’habitation devient studio de tournage des premiers courts métrages, puis décor des premiers longs. La place se mue encore en bureau professionnel et salle de montage.

Peu à peu, les fenêtres s’équipent de grilles pour se protéger des rôdeurs, puis de grillages, afin de tenir à distance les chats-squatteurs des villas délaissées parce qu’insalubres. Dans son premier opus, Les Bruits de Recife (2012), Mendonsa Filho développe, sans quitter le quartier ni s’éloigner du logis, un thriller paranoïaque sur l’emprise du tout-sécuritaire. Parce que trop longtemps négligées, les termites dévastent la résidence Aquarius, qui donne son titre à son second film (2016) et s’inspire de la décrépitude d'une maison mitoyenne.

Dans la seconde partie, le quartier s’élargit à la ville et se focalise sur les cinémas : Trianon, Art Palacio, Sao Luiz. Projet calqué sur les théâtres de l’UFA et financé par l’Allemagne nazie, dans les années 40, établissement dernier cri, inauguré quarante ans plus tard, avec l’aval des studios hollywoodiens, le destin des salles s’adapte aux soubresauts de l’histoire du Brésil, de Getùlio Vargas, dictateur proche d’Hitler, jusqu’au renouveau démocratique du milieu des années 80.

Ermite du celluloïd comme bon nombre de projectionnistes, Alexandre Moura, entre une collure et un rembobinage, se souvient des irruption policières, venues saisir des pellicules interdites ou son aversion pour Le Parrain, qui resta quatre mois à l’affiche de son cinéma.

A l’évidence et depuis toujours, Kleber se sépare rarement d'un troisième œil. Son manifeste mémoriel repose sur un patchwork de dessins et photographies, de rushes sur support argentique, magnétique, numérique. Il inclut encore quelques extraits de ses films professionnels.

En guise d’épilogue, la dernière section s’attelle au présent. A l’instar des majors américaines exilées à Sao polo, dans les années 90, l’argent déserta progressivement Recife. La caméra longe les façade délabrées, s’introduisant parfois dans ces anciens temples du 7ème art, disqualifiés en entrepôts low-cost ou en églises plus ou moins catholiques.

Magie de la Saudade? Portraits fantômes évite la nostalgie lancinante et les remontées égocentriques, qui encombrent souvent ce type d’exercice. Précis et discret, Kleber Mendonsa Filho compose une mosaïque mémorielle qui enchevêtre chemin de vie, émergence d’une passion avec les métamorphoses topographiques et l’histoire d’une nation.

Au fil du tricotage, tel le jeune héros des Fabelmans (Steven Spielberg 2022), le réalisateur découvre un détail, une ombre qui lui avait échappé, il constate un défaut de restauration, qui donne à imaginer la présence de spectres tapis dans les disques durs et les émulsions.

La poésie délectable de l’ultime séquence témoigne enfin d’une évidence : les fantômes participent au bonheur des spectateurs en général et des cinéphiles en particulier.

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