Le mélange des genres constitue la caractéristique cardinale de l’époustouflante filmographie de Jacques Audiard.
Après avoir labouré les multiples entrées du film criminel : le casse (Sur mes lèvres 200), la prison (Un prophète 2009), la vengeance (Deephan 2015) ; le réalisateur s’incline vers le mélodrame : De rouille et d’os (2012), s’aventure dans le western : Les Frères Sisters (2018), puis la comédie romantique : Les Olympiades (2021).
Je voulais que ce soit presque tiers-mondiste : une comédie musicale émergente. Un truc de pauvre. Surtout pas Hollywood.
Jacques Audiard définit ainsi son dixième long-métrage.
Emilia Pérez puise son origine dans Ecoute, roman de Boris Razon, traversé par un narcotrafiquant en phase de transition. En guise d’adaptation du livre publié en 2018, Audiard rédige... un livret d’opéra, où le récit avance par tableaux et les personnages relèvent de l’archétype.
Donc, lassée de rédiger les plaidoiries prononcées par son employeur, avocat de renommée internationale, Rita (Zoé Saldana) se met, contre un pont d’or, au service de Manitas del monte (Karla Sofia Gascon, actrice transgenre, revenue pour quelques plans à la case départ). Sa mission : organiser les dernières phases du changement de sexe entamé par ce parrain de la drogue, résolu à vivre enfin sa vraie nature.
L’opération accomplie, la conseillère orchestre la nouvelle vie de Emilia Pérez, soucieuse de rester proche de la veuve (Selena Gomez) et des enfants de feu Manitas. Lors du troisième acte, Rita, devenue femme de confiance et de confidences, participe à la création d’une ONG vouée à la dénonciation des tueries perpétrées par les sicarios (tueurs à la soldes des cartels).
Chemin de rédemption, Emila Pérez s’attache à nouveau aux rapports de filiation-paternité qui irriguent, depuis ses débuts (Regarde les hommes tomber 1994), le cinéma de Jacques Audiard. Plus inédite : l’hégémonie féminine. Certes, Sur mes lèvres, De rouille et d’os, Les Olympiades, posèrent sur l’écran de captivants portraits de femmes. Mais ici, soutenu par un carré de reines : Zoé Saldana, Karla Sofia Gascon, Selena Gomez et Adriana Paz (épiphanie du dernier tiers de l’histoire), l’explorateur du masculin signe une fresque édifiée sur des points de vue exclusivement féminins.
L'éminent cinéphile se garde des citations-clins d’œil qui structurent et souvent encombrent bon nombres de bandes actuelles. Son Emilia Pérez tient à distance Gene Kelly et Jacques Demy. Écrites par Camille, composées par Clément Ducol, arrangeur de la partition de Annette (Léos Carax 2021), les incises chantées, parfois mises en danse par Damien Jallet, accompagnent les discours intérieurs, orchestrent la peinture caustique d’une industrie de la chirurgie plastique ou enluminent des moments d’intimité (le duo bouleversant entre Emilia et sa petite fille désormais sa nièce).
Changer de sexe, c’est changer la société !
Le slogan traduit un volontarisme militant, voire un optimisme inhabituels chez un cinéaste que l’on a connu plus désabusé face à son époque et ses semblables. Pourtant, en cette occurrence, le filmeur privilégie les étincelles de la romance aux opacités de l’âme.
Situé au Mexique, New Delhi, Londres, Tel-Aviv.. et pourtant tourné, à l’exception de quelques vues d’ensemble, dans les studios de Bry-sur-Marne. Emilia Peréz relève de l’Objet filmé non identifié, tranquille dans son culot, sans faille dans son exécution.
A la fin, le destin reprend ses droits, comme à l’opéra. Toutefois, ce sont les Passantes de l’Ami Brassens qui baissent le rideau de cette rêverie extravagante, distinguée et transgenres : des stéréotypes d'expressions au plus intime des déterminismes.
Une fois encore, Jacques Audiard se trouve là où on ne l’attend pas.
Les citations sont extraites de l'interview publiée dans la magazine Positif (juillet-août 2024)
Photographies : Pathé Cinéma.