Une affaire de femmes

Actualité du 12/01/2023

Voilà un générique saisissant, tétanisant même : filmés au ralenti, au son du Nisi Dominus de Vivaldi, des objets (essentiellement des disques vinyles et cd, des partitions…), se fracassent contre un mur. Le plan s’élargit sur un salon où certains tentent de séparer deux femmes violemment engagées. Sur la bande son, les harmonies élégiaques suivent le rythme des chocs et des coups, en particulier une tempe qui heurte le clavier d’un grand piano.

Séquence suivante : un juge prononce sa sentence : Margaret, l’agresseuse (Stéphanie Blanchoud par ailleurs chanteuse, coscénariste et… boxeuse) devra se tenir à plus de cent mètres de la villa de Christina, sa mère, l’agressée (Valeria Bruni Tedeschi). La suite éclaire le conflit et dispose les protagonistes.

Pianiste promise à un bel avenir, Christina sacrifia sa carrière à l’éducation de ses trois filles. Arrivée à l’âge adulte, Margaret se lance à son tour dans la musique. Aux côtés de Julien (Benjamin Biolay), elle forme un duo pop qui rencontre un joli succès. La réussite de l’aînée suscite les sarcasmes de la mère qui l’accuse de se complaire dans un genre mineur. Rancœur contre désir de reconnaissance, les frictions sont âpres, cruelles et répétitives. L’aigreur s’exacerbe encore lorsque, conséquence du choc contre le piano, Christina perd une partie de son audition. Entre l'acrimonie de l'une et les fureurs de l'autre, Louise, la cadette (India Hair) opte pour le pouponnage et Marion, la benjamine (Elli Spagnolo), choisit le chant mais cantonne sa voix aux cantiques sulpiciens.

Mieux, pour préserver un embryon de tranquillité, l'adolescente trace à partir de la maison, au pinceau, à même le sol, un rayon d’un hectomètre qui indique à Margaret la limite à ne plus franchir.

Prééminence féminine, famille dysfonctionnelle inscrite au milieu de nulle part : une jeune mère rêve d’accéder à un monde haut perché (L’Enfant d’en haut 2012), un foyer périclite lorsque son espace vital devient mitoyen d’une bretelle d’autoroute (Home 2008). Avec La ligne, Ursula Meier approfondit ses prédilections. Peu portée sur les analyses psychologisantes, la cinéaste franco-suisse anime des caractères qui bougent, avancent, manœuvrent voire s’impatientent, ruent dans les brancards lorsque surgissent les péripéties. Cette topographie des sentiments dessine pas mal de précipices et quelques vallées paisibles. Ainsi, toute de bleu tracée, la ligne de Marion impose des distances mais rapproche la fratrie. Les tensions s’apaisent. Reste à savoir si la mère sortira à son tour de son bocal ?

Ursula Meier module les émotions et slalome entre les styles. L’ouverture réveille le souvenir d’Andrzej Zulawski, cinéaste polonais (1940-2016), chroniqueur inlassable des paroxysmes hystériques comme l’attestent entr’autres : L’important c’est d’aimer (1975), Possession (1981), L’Amour braque (1985)... . Lorsque les esprits se rassérènent, l’humeur oblique vers un pittoresque proche du néoréalisme rêvé d’un Pier Paolo Pasolini ou la faconde éclairée des grandes comédies de Dino Risi. Remarquons que ce versant à l’italienne reste autant lié à la prestation, comme toujours border line, de Valeria Bruni Tedeschi, qu’à l’intelligence sensible et la fantaisie naturelle d’India Hair, pour une fois éloignée des apparitions sympathiques.

Lors de l’épilogue final, des visages de femmes s’entrecroisent en très gros plan, comme dans certaines dissections effectuées par Ingmar Bergman. Le résultat s'affirme à la hauteur de la référence.

Remarquons pour terminer, que cette cartographie des affects, à la fois subtile et percutante, s’attache à un gynécée et fouille au plus profond de violences féminines, générées pour l'occasion par des névroses matriarcales. A ce titre et par les temps qui courent, La Ligne se suit et se respire comme une bouffée d’air frais.

Photographies: © 2022 BANDITA FILMS / LES FILMS DE PIERRE / LES FILMS DU FLEUVE.

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