Monumental : qui a un caractère de grandeur majestueuse ; synonymes : démesuré, colossal, gigantesque, prodigieux.. (dictionnaire Le Robert).
Monumental : le terme barre le matériel publicitaire de The Brutalist, suscitant les griefs d’auto-célébration de la part de certains chroniqueurs, à priori décidés à ne pas aimer le film. Pourtant l’adjectif ne serait-il pas le premier qualificatif d’un récit fondé sur la construction d’un édifice à la gloire de son promoteur ? Et, par delà de son prétexte, les péripéties de l’élévation ne restent-elles pas ponctuées par la confrontation de deux esprits mégalomanes ?
Retour à l’exposition ; le pré-générique concasse des images et des sons. Le précipité convoque la déportation, la réclusion, le calvaire, la Shoah, la Mitteleuropa.. . La statue de la Liberté sens dessus dessous, induit l’exil.
C’est un quidam tourmenté qui, au terme de la seconde guerre mondiale, pointe à Ellis Island. Hongrois d’origine juive, László Thóth (Adrian Brody), trace vers Doylestow, bourgade de Pennsylvanie, où son cousin Attila (Alessandro Nivola) gère un magasin de meubles. Sur place, László crayonne des accessoires. Séduit par les lignes épurées de chaises en vitrine, Harry Van Buren (Joe Alwyn) décide d’offrir à son père une bibliothèque élaborée par le designer.
Aux étagères fonctionnelles, Thóth substitue des rayonnages élancés qui épousent la lumière et redessinent l’espace. Le meuble inouï provoque la rage du récipiendaire. Puis Harrison Van Buren (Guy Pearce) se ravise lorsqu’il découvre que le concepteur fut, dans les années 30, l’une des figures de prou du brutalisme, école architecturale portée sur le culte de la verticalité et l’usage du béton.
Le corps et l’esprit ; Van Buren lui commande un bâtiment, coalition d'une bibliothèque, d'un auditorium, d'un gymnase et d'une église. A cet effet, l’affairiste l’accueille en son domaine, dans une annexe dédiée aux domestiques. S’engage alors un chantier, au cours duquel Thóth sera rejoint par Erzsébeth (Felicity Jones), son épouse affectée dans son corps par les sévices de la guerre, et Zsófia, sa nièce (Raffey Cassidy puis Ariane Labed).
L’ascension d’un décideur populiste (L’Enfance d’un chef 2015), la métamorphose d’une victime médiatique en star des hit-parades (Vox Lux 2018) ; sur les brisées de ses premiers opus (inédits dans nos cinéma malgré la présence d’interprètes vedettes : Nathalie Portman, Jude Law, Robert Pattinson... ), Brady Corbet confirme son inclination pour la fresque et les biographies imaginaires.
En effet et en dépit des multiples références savantes et notations historiques, László Thóth s’avère une pure chimère, au service d’une fable opératique sur les entrelacs du pouvoir et de la création.
Pour l’édification du monument à sa propre gloire, Van Buren s’offre à vil prix les services d’un précurseur. L’autocrate irascible se montre tour à tour protecteur voire paternel à l’égard de l’artiste déclassé ; admiratif et complice pour l’inventeur visionnaire, puis jaloux et bestial vis à vis d’un créateur imprégné du génie de la beauté, pour lui inaccessible.
De son côté, par idéal, par orgueil, par désespoir, Thóth endosse les contraintes, accepte les oukases, se sacrifie jusqu’à l’outrage afin de préserver son chef-d’œuvre, qui à la toute fin, se dévoile comme une ultime catharsis. Par son acharnement réfractaire, l’architecte porte jusqu’au précipice l’instinct de survie.
Un architecte novateur et irréductible est également le protagoniste central du Rebelle (King Vidor 1949). Cette apologie de l’initiative individuelle, génératrice d’émancipation bienfaitrice, adapte The Fountainhead, roman d’Ayn Rand (1905-1982), théoricienne de la pensée libertarienne, pierre angulaire de l’actuelle lame de fond conservatrice
Pour sa part, à l’instar des grands films, The Brutalist et son bâtisseur dévasté, distillent de multiples niveaux de lecture : parabole sur l’Amérique terre d’exil et de toutes les ségrégations, destins individuels broyés par l’Histoire mais, plus encore, fable sur l'exercice de la brutalité.
Fraîchement élu à la tête des États-Unis, un président n’a de cesse de déréguler, purger, démanteler, expulser, ostraciser et légitimer au passage d’abjectes exactions. De part chez nous, des élus à priori démocrates et républicains, au nom d’économies nécessaires ou de la simple loi du marché, anémient ou suppriment les subsides de services publics jugés non productifs.
Dans ce contexte où l’intérêt commun et la raison complexe explosent sous les injonctions d’une idée galvaudée de la liberté, The Brutalist chronique un cauchemar éveillé dans lequel semble s’engouffrer notre humanité. En conséquence et bien que non réalisé par Spielberg, Cameron, Nolan, Scorsese, Villeneuve ou Coppola, The Brutalist, en adéquation avec ses hautes ambitions, est bel et bien un film monumental.
Photographie : Universal Pictures.