Croisière entre H&M et Balenciaga

Actualité du 30/09/2022

Après le noyau familial (Snow Therapy 2014), les coteries sociales (The Square 2017), Ruben Ostlund élargit sa considération au nouvel ordre global.

Sans filtre se décline en diptyque précédé d’un lever de rideau. Lors de l’introduction, Carl (Harry Dickinson) passe une audition de top model puis partage un dîner avec Yaya (Charlbi Dean), sa compagne. Détail insolite : lorsqu’elle leur est présentée, l’un et l’autre se disputent pour ne pas payer la note. De cette querelle étirée, il apparaît que ni l’une ni l’autre n’ont les moyens de fréquenter un tel établissement.

Acte suivant, les tourtereaux persistent, signent et embarquent pour une croisière de luxe gracieusement offerte à Yaya, influenceuse de son état. A bord, les transfuges sociaux lient connaissance avec un magnat des engrais, un délicieux couple de marchands d’armes, un prodige des algorithmes.. . De la soute au pont, de l’équipage d’en bas aux passagers d’en haut, Ostlund aligne les vignettes qui alternent acuité et facilités.

Acuité dans le sourire tétanisé d’une serveuse prise en tenaille entre les caprices insistants de sa cliente et le règlement intérieur qui ne tolère aucun écart sous peine d’expulsion. Tout est dit sur la violence de classe. Facilités pendant ce Dîner du capitaine qui s’étiole dans un capharnaüm scatologique, décalque du festin de Monsieur Creosote, sketch des Monty Phyton inclus dans leur film Le sens de la vie (1983).

Ruben Ostlund aime distendre la durée, pour aller à l’os d’une tension ou exploiter l’insolite voire le ridicule d’une situation. Il y a du jacques Tati dans la chorégraphie des déplacements et la composition des bandes sonores, ingrédients essentiels de certaines séquences. Mais parfois : lors de la dispute d’ouverture ou des échanges arrosés entre le capitaine et l’oligarque, la langueur s’invite sur la longueur.

Au seuil du troisième acte, Ostlund délaisse la hache pour le fleuret de Marivaux dont le théâtre décline jusqu’à plus soif les jeux de rôles entre maîtres et valets. Échoués sur une île déserte, les rescapés improvisent une communauté dans laquelle l’ascendant appartient à celle qui pêche, allume le feu et accommode un repas. Du capital, l’autorité revient au travail. Mais les déviances ne sont pas éludées.

S’il ne nous apprend rien de nouveau sur les vertiges du pouvoir et l’humanisme très relatif des ultra riches, Sans Filtre prolonge l’examen de la faiblesse (fragilité?) masculine, pierre angulaire du cinéma de Ruben Ostlund. L’époux pusillanime de Snow Therapy, le curateur velléitaire de The Square cèdent la place à un éphèbe pour papier glacé. Silhouette de défilés, prince consort sur un yacht, gigolo dans un canot de sauvetage, Carl goûte mais ne profite pas. Sa belle gueule alterne à la demande, les sourires façon H&M et les froncements de sourcil type Balenciaga. Gravé sur le front, son efficience se borne au triangle de tristesse, en anglais Triangle of sadness (titre original du film).

 

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