Je suis un mensonge

Extinction débute par un open bar (cet été à Avignon les cafés sont très tendance). Au son d’un DJ set, sirotant une canette de bière (légère et fruitée), les spectateurs, plutôt jeunes (il est vrai que le public du théâtre ne rajeunit pas) déambulent sur le plateau. De la foule et sur un écran, se distingue une jeune femme qui reviendra (bien) plus tard.

Au terme de quarante minutes il est décrété un entracte de vingt minutes, qui s’étale, en fait, sur trois-quarts d’heure. Il n’en nécessite pas moins, à une escouade de techniciens, pour ériger l’imposante reconstitution d’un intérieur bourgeois.

Cette scénographie fastueuse, le public ne l’appréciera quasiment pas. Car, dans le sillage de 2666 et la Trilogie Dom Dellilo, créées à Avignon en 2016 et 2018, Julien Gosselin place l’audience face à l’envers d’un décor, dans lequel évoluent personnages et preneurs d’images. Les conversations et conflits sont retransmis, en direct (et en noir et blanc), sur de vastes écrans, de part et d’autre de la scène.

Ainsi débute le second segment d’Extinction, à partir d'un collage de textes, principalement écrits par Arthur Schnitzler (1861-1931), scrupuleux observateur des splendeurs et turpitudes de la haute société viennoise, à l’aube du XXème siècle. En résumé, plus de deux heures durant, assis dans les travées spartiates, bruyantes, voire périlleuses, de la Cour Saint Joseph, l’on suit, des toilettes à la chambre à coucher, la captation d’une soirée mondaine chez des grands bourgeois de la Mitteleuropa.

Face à une option singulière et, à chaque édition, le Festival d’Avignon n’en manque pas, le regardeur est appelé à se déterminer. La démarche demeure étroitement liée à l’analyse des partis-pris. La vue largement occultée par des rideaux et portes-fenêtres, l’on reste à la porte du logis, comme le petit peuple, des caprices et psychodrames des possédants. A ceci près que les frontières sociologiques entre les protagonistes de Schnitzler et l’auditoire de Saint Joseph, relèvent d’une sibylline épaisseur. Quant au populo, le vrai, au vue de la diffusion, il aura peu d’opportunités de goûter cette pièce montée.

Durant ce long moment, l’on pense aux splendeurs monochromes d’Effi Briest, roman de Teodor Fontane, adapté en 1974 par Rainer Werner Fassbinder, cinéaste-chroniqueur, à la fois pointilliste et écorché, des désirs contrariés. Mais chez Fassbinder, nous sommes au cinéma donc confortables, face à des acteurs et actrices (c’est plus long à écrire mais moins indigeste que le style inclusif) sans verrues de mousse le long des joues, ni chancres câblés qui lacèrent le dos et enserrent l’abdomen.

Donc, durant ces trois dernières heures, l’on a bu une bière puis suivi une captation vidéo.

Nouvel entracte avant Thomas Bernhard.

Mais, le p'tit père Thomas c’est du sérieux, ça s’encaisse, ça ne se bidouille pas. A ce moment-là réapparaît la jeune femme aperçue auparavant. Toujours suivie par une caméra, celle-ci délivre un monologue adapté d’Extinction, ultime roman de l’écrivain autrichien, déchirant réquisitoire adressé aux compromissions familiales. Rosa Lembeck y est impériale et l’on ne regrette pas de s'être obstiné.

Ceci constaté, l’on peut se demander ce qu’aurait pensé Thomas Bernhard, atrabilaire prodigieux, qui, tout au long de sa vie et son œuvre, n’eut de cesse d’agoniser le Kitsch, à savoir, le maniérisme pompier, l’arrogance vaniteuse, la prétention surplombante, qui s’emboîtent dans ce pensum, tonitruant, auto-satisfait, commis par un filmeur empêché (on se demande bien par quoi) et néanmoins dramaturge labellisé.

Je suis un mensonge, proclame à un moment Rosa Lembeck, la phrase définit à la perfection l’art de Julien Gosselin.

Ps : pour les amateurs d’indiscrétions people, sachez qu’à la représentation du 9 juillet, Laure s’est éclipsée au premier entracte mais Isabelle est restée, stoïque, jusqu’à la toute fin.

Extinction :  21H30, jusqu'au 12 Juillet, Cour du Lycée Saint Joseph.

https://festival-avignon.com/fr/edition-2023/programmation/extinction-331908

Photographies : Christophe Raynaud de Lage.

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